Recueillir l’expérience : se mettre à l’écoute de ce qui a disparu
Avant-propos
Ces Journées des Jeunes Chercheur.es du laboratoire AAU m’ont permis d’avancer dans l’écriture de ma thèse puisqu’il s’agit d’intégrer le terrain que je vais introduire ici, sous forme de chapitre. Dans ce chapitre, il s’agira de (1) resituer le contexte à la fois de mon entrée sur le terrain et du projet en question, puis de clarifier mon implication en faisant le récit d’une recherche-action qui ne s’est jamais concrétisée ; (2) replacer au centre de l’analyse l’expérience que les différent.e.s acteur.rice.s ont pu faire de ce lieu par le moyen des ambiances urbaines ; (3) comprendre comment le projet a pu disparaître de la sorte ; (4) argumenter en faveur d’une mise en forme scientifique des résultats par la composition sonore.
Plus précisément, cette communication “recueillir l’expérience : se mettre à l’écoute de ce qui a disparu” était donc l’occasion de (1) faire le récit de la fin brutale d’un projet emblématique d’agriculture urbaine de l’arrière-pays des gares du nord parisien ; (2) partager le début d’une réflexion sur l’expérience en un sens pragmatiste.
Je me réfère ici à l’Art comme expérience de John Dewey (1859-1952), qui y précise sa pensée de l’expérience1) : en tant qu’être vivant, l’humain baigne sans arrêt dans l’expérience, c’est là une réalité permanente, mais il y aurait deux manières de concevoir l’expérience. Il y a faire l’expérience de quelque chose de banal, qui est notre lot quotidien, c’est alors une expérience indistincte des autres. Et puis, il y a faire une expérience, entendue comme singulière, qui nous est attachée et finit par constituer une totalité signifiante.
A la différence de ce type d’expérience [rudimentaire], nous vivons une expérience lorsque le matériau qui fait l’objet de l’expérience va jusqu’au bout de sa réalisation. C’est à ce moment-là seulement que l’expérience est intégrée dans un flux global, tout en se distinguant d’autres expériences. Il peut s’agir d’un travail quelconque que l’on termine de façon satisfaisante ; d’un problème que l’on résout ; d’un jeu que l’on poursuit jusqu’au bout ; d’une situation quelle qu’elle soit (…) qui est conclue si harmonieusement que son terme est un parachèvement et non une cessation. Une telle expérience forme un tout ; elle possède en propre des caractéristiques qui l’individualisent et se suffit à elle-même. Il s’agit là d’une expérience (je souligne). (2005 : 80)
Cette théorie me paraît intéressante dans sa manière d’insister non pas tant sur le type de contenu qui est vécu que sur l’idée d’une expérience significative inscrite dans une temporalité (la « réalisation »), qui prend sa source dans des émotions plus ou moins intenses et déclenchent une enquête « par laquelle se cumulent des habiletés pratiques et, à travers elles, des capacités de perceptions et d’explorations, et pour finir d’action » (Breviglieri, 2008 : 4). Cette intensité expérientielle depuis laquelle « l’ordre social s’invente à mesure » (ibid.), serait capable de transformer celles et ceux qui la vivent, mais jusqu’à quel point ?
Ce travail a une place particulière dans ma thèse puisqu’il est devenu un terrain à part entière dans un second temps, après l’avoir d’abord abandonné suite à sa subite disparition. Ce qui suit est une ébauche du chapitre à venir, voué à être corrigé, modifié et transformé.
Introduction au terrain
Le 12 décembre 2022 à 22h52, sur le groupe Whatsapp des « Fermiers Généreux » qui rassemble des membres salariés de l’association Vergers Urbains, des bénévoles du jardin partagé et des habitants du quartier, je lis un message lapidaire : « au revoir », suivi de « c’est la fin des FG »… Après plusieurs jours de silence, une bénévole commente : « j’ai vu la semaine passée ce que cela voulait dire « la fin des FG ». En effet, il n’y a plus rien, comme si cela n’avait été qu’un songe ».
Si ce projet d’agriculture urbaine (surnommé « les FG ») a été victime d’une politique de la « table rase » (Zask, 2022)2, l’imaginaire nourricier du jardin combiné à l’idéal d’une « cuisine de rue » qui devait s’ouvrir sur un espace public capable de fonder une société des voisins (Pattaroni, 2022), sont toujours vivaces. En effet, un certain nombre d’initiatives similaires voient le jour ces dernières années, cherchant certainement à valoriser une « ville attachante confectionnée par des nœuds étroits d’enracinements affectifs » (Breviglieri, 2023 : 5)3 où ce qui vit déborde et empiète par petites touches l’espace public, et par là, participe à son réenchantement (Brahy, Tixier, Thibaud, Zaccaï-Reyners, 2023).
Revenant sur mon ambition de mener une recherche-action au sein de cette association d’agriculture urbaine, décrivant l’espace public par son ambiance urbaine où prenait place le projet, et m’intéressant aux différents niveaux d’attachement au lieu des membres de l’association responsable du projet, cette réflexion en cours interroge ce que la perte d’un paysage urbain familier entraîne chez celles et ceux qui l’ont investi et cultivé.
L’objectif est finalement de nourrir une méthodologie qui permette de composer une « ethnographie sonore » avec les voix des personnes ayant vécues cette aventure ensemble. Autrement dit, de faire entendre un cheminement commun auquel j’ai été lié, partageant avec les membres de l’association une même intrigue et par là élaborant une forme d’enquête : comment les FG ont pu disparaître de la sorte ? Comment qualifier cette disparition – cet événement – en partant de nos expériences situées ? Quelles répercussions sur l’association et sur chacun.e.s d’entre nous ?


« Rendre la ville comestible »4… et contestable
L’association Vergers Urbains est créée en 2012 à La Chapelle, quartier où les membres fondateurs habitent et militent afin de rendre la ville comestible. En guise de présentation de l’association, je reprendrai ici les propos de son coordinateur et cofondateur Sébastien Goelzer (également urbaniste indépendant). Leur démarche s’inspire directement de certains mouvements sociaux de la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis, qui s’évertuaient à « mettre en culture les friches de la ville » (par exemple, l’action des Diggers à San Francisco ou du Potato Patch Plan à Détroit). L’association revendique le droit d’occuper la ville à des « fins de partage et de créativité » en réponse au « délaissement des pouvoirs publics » et use de la notion de « reprendre » qui ne doit pas cacher la possibilité d’une « ‘gentrification verte’ ségrégative », tout en étant critique des processus d’appels à projet et du langage de l’innovation. D’après lui, « ce processus de réappropriation de la ville par l’alimentation va au-delà du développement des jardins partagés ou familiaux, et peut investir d’autres espaces plus ou moins ordinaires » et pour finir, nourrit l’ambition de rejoindre le mouvement contemporain des « communs urbains » (les citations précédentes viennent de : Goezler, 2020).

C’est en suivant cet idéal de rendre la ville comestible et contestable que les membres de l’association proposent un projet d’amélioration du cadre de vie des habitant.e.s de La Chapelle à l’occasion de l’appel à financement de la 3e édition des « Parisculteurs » de la Ville de Paris, qui offrait un bail d’occupation des lieux de 12 ans. Il était alors question d’aménager, sur le terre-plein central du boulevard et sous la ligne 2 du métro, une pépinière labellisée « jardin partagé » ainsi qu’une cuisine de rue installée dans un conteneur. Cette dernière aurait la capacité de s’ouvrir sur l’espace public grâce à son mobilier modulable et ainsi accueillir des moments de commensalité et de festivités. Outre ces aménagements urbains – le jardin partagé et la cuisine – prenaient place deux autres conteneurs, l’un destiné à accueillir une grainothèque, et l’autre à pouvoir ranger du matériel dont l’association aurait besoin pour entretenir les lieux. L’objectif est double : d’abord transformer cet espace délaissé en un espace ressource ; ensuite, expérimenter la création d’espace urbain « hybride » qui soutiendrait un « système alimentaire » alternatif, local et participatif5.
Si dans d’autres jardins gérés par l’association, les cuisines sont pensées comme des arrière-cuisines dont l’accès est réservé aux adhérent.e.s qui l’utilisent pour organiser des évènements ponctuels de convivialité, en revanche aux FG, la cuisine ne sera pas associée directement à un jardin en particulier. Elle sera ouverte sur l’espace public et à son voisinage, permettant plutôt à diverses associations, personnes ou professionnel.les du quartier, d’avoir accès à une cuisine équipée de qualité. Par conséquent, la cuisine n’est pas seulement destinée à être un espace associatif, militant ou citoyen mais à être un « bien commun de proximité » (Breviglieri, 2023) qui assume l’ambition de répondre à une pluralité de besoins et d’inciter l’émergence de nouvelles configurations spatiales que prendrait cet espace public selon l’investissement de ses usager.ère.s.


Le devenir-terrain d’un projet disparu
Fin février 2022, alors au chômage et en recherche de financements pour pouvoir m’inscrire en doctorat, je m’investis au sein de l’association d’agriculture urbaine Vergers Urbains en suivant une de leur formation de quatre mois, puis en poursuivant l’aventure par le moyen d’un mois de stage rémunéré et enfin, en cherchant à me créer un poste en répondant à des appels à projet. Si tout se passait bien, l’association ayant décidée de renforcer ses actions autour de l’alimentation, je me retrouverai bientôt à m’occuper du projet de « cuisine de rue » en plein boulevard La Chapelle. Mais tout ne s’est pas passé comme prévu…
Lorsque fin mai j’entre en stage avec pour mission de contribuer à la réussite du projet d’ouverture de la cuisine de rue, une partie des acteurs, aménagements et initiatives qui devaient prendre part au projet ne sont plus d’actualité. Le site de la pépinière est compliqué à gérer et accapare bien plus que prévu l’énergie des salarié.e.s de l’association. Enfin, l’ouverture de la cuisine prend de plus en plus de retard et, si le matériel attend d’être déballé, les différents chantiers restent à mettre en œuvre.
Les phases de chantiers se succédant, nous prévoyons l’inauguration de la cuisine fin septembre 2022. A côté de ma modeste participation aux chantiers, je m’occupe de prendre contact avec les associations du quartier et l’équipe de développement local de la mairie du 18e arrondissement, pour sonder leurs envies, besoins et attentes. Je participe également à quelques fêtes publiques afin de discuter avec les habitant.e.s et suis de près les activités d’un groupe de femmes qui organisent des marches collectives afin « d’embellir leur quartier ». Mais le projet peine à convaincre et je ne trouve pas l’enthousiasme espéré chez mes interlocuteur.rice.s… Début juillet, à la fin de mon engagement avec l’association et en attendant septembre avec impatience, je prendrai mes congés loin de Paris durant six semaines, sans me douter que le jardin deviendrait durant l’été un camp de migrant.
Déjà, le 13 juin 2022, nous avions remarqué l’occupation du jardin par une dizaine d’hommes venant y dormir la nuit, protégés par sa clôture et par l’agencement des conteneurs de la cuisine. Mais cette occupation discrète du lieu – et fruit d’un accommodement avec ses responsables – s’est peu à peu transformée en un véritable camp de migrants et abritera, selon une estimation des membres de l’association, plus d’une centaine de personnes, entraînant la décision de la préfecture de défaire le camp, de déplacer ailleurs les « indésirables » (Agier, 2008) de gré ou de force, et enfin, de faire table rase du projet de jardin partagé et de cuisine partagée. Et c’est ainsi qu’en décembre 2022, il ne reste plus rien ni des FG, ni de mon projet de recherche-action.


Lors de mon retour à Paris à la fin de mes congés, je retrouve les membres de l’association résignés, choqués, voire complètement déprimés par la situation. Dans son article cité plus haut, Sébastien Goelzer résumait déjà en 2020, les obstacles auxquels serait confronté ce nouveau projet :
Ce site sensible, très exposé, localisé sur le boulevard de La Chapelle, sera l’occasion d’explorer de nouveaux modèles de gestion des communs, de nouveaux modes d’implication des habitants… Face à une situation problématique à la fois pour des autorités dépassées et des riverains excédés, accusant ces derniers d’abandonner l’espace à une population dite marginalisée.
L’association est très attendue sur cet espace qui la mettra en première ligne. Sur une ligne de contact où s’exercent les conflictualités et les tensions d’usages, où se percutent les problématiques sociales, environnementales, politiques et sécuritaires. Nos questionnements sont nombreux : à qui et pour qui « reprenons-nous » cette partie de la ville ? Au dépend de qui ? Quel projet pourrait être suffisamment fédérateur et légitime sur cet espace ? Quelles seront ses règles ? Quelle place prendra l’association, nouvelle garante de cet espace commun ?
(…) Les acteurs de ce projet n’auront pas la prétention de mettre tout le monde d’accord ou de gérer tous les problèmes du quartier, tout en ayant l’obligation d’être autonome financièrement, sans possibilité de subvention de la Ville. Une nouvelle mise à l’épreuve des communs urbains… à suivre !
C’est en prenant du recul et en continuant à suivre les activités de Vergers Urbains de loin, que j’ai commencé à rassembler des documents relatifs à cette disparition. En faisant une petite archéologie de l’occupation des sols grâce à la modalité street view du logiciel GoogleMaps (figures 6 et 7), je me suis aperçu que les projets urbains à cet endroit finissaient toujours par être détruits et remplacés par d’autres (skatepark en 2008, terrain de basket à partir de 2010, jardin partagé à partir de 2020). Comme si finalement, le sort était joué d’avance. J’étais alors convaincu que le camp de migrant n’était pas la seule cause de la disparition des FG et qu’il fallait mener l’enquête.

Le recueil de l’expérience…
Après la disparition du site, je me suis éloigné de l’association vaquant à mes recherches doctorales (enfin !) après l’obtention d’un contrat début 2023. Je continuais toutefois à rendre visite à une amie responsable de « Comm’un jardin », un autre jardin partagé de Vergers Urbains situé dans le quartier lui aussi, avec qui nous avions élaboré plusieurs plans sur la comète concernant cette cuisine de rue. Tout comme moi, cette disparition continuait à la travailler, quelque chose ne passait pas, son choc n’avait pas été encaissé (Stavo-Debauge, 2023, 2012) : la situation dramatique de ces exilés, les rapports tendus avec les riverains, le manque de réactivité des pouvoirs publics, la manière dont cela est irrémédiablement devenu incontrôlable, la destruction du lieu sans qu’aucune trace ne persiste, et puis, tous ces efforts et cette usure accumulée durant trois années en vain…
Émerge alors l’idée de travailler sur l’attachement au lieu des différentes personnes ayant travaillé sur place. Dans le cadre plus général de ma thèse, qui déploie une réflexion autour des notions d’hospitalité et de commensalité, il serait intéressant de comprendre ce qui ne passe pas dans cette expérience, en essayant de montrer en quoi l’on peut se trouver tout de même attaché à un lieu sans forcément le trouver agréable ou s’y sentir bien. Marc Breviglieri, en déployant son concept de « ville garantie », critique la manière dont son aménagement neutralise (2013 : 233) :
(…) les conditions de possibilité de l’irruption du trouble et de la tension sensible dans lesquels trouvaient leurs sources les problèmes publics, là même où la Cité venait puiser l’énergie du commencement. L’espace public ne vit en un sens que dans la mesure où il contient un ensemble de productions sensibles qui génèrent une densité expérientielle : toute originalité, toute différence, tout choc, toute inconvenance, tout besoin contrarié est susceptible de l’animer, de lui donner sa véritable corporéité spatialisante. En cela, cet espace affectif sous tension, dont la dynamique reste intrinsèquement imprévisible, ne correspond pas à des quantités négatives placées sous le sceau du dysfonctionnement comme l’évaluent les indicateurs mesurant la sécurité des espaces publics. Ils donnent forme à l’espace public.
Suivant cette question de recherche, les matériaux collectés se répartissent en trois catégories : 1) ceux qui se rapportent à un travail de terrain lié à ma démarche de recherche-action6 (tenue d’un carnet de notes, discussions informelles, compte-rendu de réunion, documents de travail, photos, plans) ; 2) ceux qui se rapportent à des entretiens semi-directifs avec les membres de l’association, j’utilise notamment la méthode de la photo-élicitation afin qu’ils puissent se remémorer et me décrire plus précisément les ambiances urbaines d’alors ; 3) ceux qui se rapportent à un travail d’enquête et de compilation des documents de seconde main. Il s’agit principalement de répertorier les articles de blogs ou de presse sur le sujet, les articles scientifiques sur le quartier, mais aussi de réaliser des captations sonores sur site (après sa disparition) et enfin sélectionner les street view de cet espace allant de 2008 à aujourd’hui.
L’idée étant de lire ces matériaux à l’épreuve de la théorie des ambiances urbaines en replaçant au centre de l’analyse la mémoire corporelle et spatiale des lieux.
… D’un point de vue pragmatiste
C’est à ce point de la discussion qu’il nous paraît justifier de faire intervenir la théorie des ambiances urbaines qui donne les moyens d’éclairer comment les personnes tissent des liens intimes et familiers avec leur environnement, en partant du caractère sensible, incarné et situé de leurs expériences ordinaires. Jean-Paul Thibaud nous rappelle ainsi qu’il est impossible de comprendre nos formes de vie urbaines sans inclure dans nos analyses la dimension sensible de ces expériences. Il s’agit de penser selon lui, depuis le paradigme de l’expérience et de se poser la question suivante : « qu’est-ce qu’une réflexion sur la ville sensible nous apprend de nos formes de vie et des manières d’être ensemble actuelles ? » (Thibaud, 2015 : 290). Ajoutant, dans l’avant-propos de l’ouvrage :
Partir en quête d’ambiance c’est aussi se demander ce qui rend un espace habitable, accueillant, hospitalier. Il ne s’agit pas moins ici que de faire des ambiances urbaines un bien commun, un domaine qui compte pour tous et dont il convient de prendre le plus grand soin. En prêtant attention aux qualités atmosphériques des espaces de vie et aux tonalités singulières des situations quotidiennes, l’enjeu est bien de lutter contre la pauvreté en expérience dont parlait déjà Walter Benjamin. A cet égard, l’étude des ambiances peut aider à développer une sensibilité aux nuances de l’expérience et une attention à la fragilité de nos milieux sensibles.
Notre enquête se place dans la lignée d’une sociologie de tradition pragmatiste dont John Dewey est une figure tutélaire, dans le sens où elle prend appui sur l’idée de coopération entre partenaires de recherche liés par et dans une même situation ordinaire : l’enquêteur et ses enquêté.e.s sont considéré.e.s comme faisant partie d’une même communauté d’explorateur.rice.s de l’ordinaire. Daniel Cefaï soutiendra effectivement que :
(…) le corps de l’enquêteur est l’organe de captation, d’articulation et de figuration du sens qui s’inscrira dans le corpus de données. Le corps est par excellence l’organe d’exploration du monde à la première personne, du ressentir et du comprendre avec les autres incarnés et de l’exposition et de la présentation de soi en public. Plaque sensible, surface d’impression des événements et des rencontres sur le terrain, il est le lieu d’une percolation et d’une distillation de significations, qui, extraites petit à petit en cours d’enquête, cristallisent après coup dans l’inscription du récit descriptif (Cefaï, 2010 : 29).
Cette implication partagée (et pourtant toujours variable voire inégale), mène à élaborer une intrigue autour de ce qui a été vécu : des questions de recherche, des manières d’enquêter et la fabrication d’outils ajustés à la récolte de matériaux (Breviglieri et Goeury, 2021). De ce point de vue, mener l’enquête à partir d’une ethnographie revient d’abord à faire confiance au corps comme premier outil d’accordage au terrain, posant aussitôt la question de son (in)hospitalité.
Bibliographie
Agier, Michel, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris : Flammarion, 2008, 350 p.
Brahy, Rachel, et al. (dir.), L’enchantement qui revient, Paris : Hermann, 2023, p. 412. DOI : 10.3917/herm.brahy.2023.01.0187.
Breviglieri, Marc et Goeury David, « Des ateliers exploratoires face à un monde découvert. Fabriquer des cohabitations scientifiques », dans : Breviglieri M., Gamal Said, N., Goeury, D. (dir.), Résonances oasiennes. Approches sensibles de l’urbain au Sahara, Genève : MètisPresses, 2021, p. 26-43.
Breviglieri, Marc, « Biens communs de proximité et pouvoir climatisant des ambiances urbaines », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2858 (consulté le 20/11/24).
Breviglieri, Marc, « Une brèche critique dans la “ville garantie” ? Espaces intercalaires et architectures d’usage », dans : Cogato-Lanza, E., Pattaroni L., Piraud M. & Tirone B. (dir.), De la Différence urbaine. Le quartier des Grottes / Genève, Genève : Mètis Press, p. 213-236.
Breviglieri, Marc, 2008. « Penser la dignité sans parler le langage de la capacité à agir », dans : Payet, J.-P. & Battegay, A. (dir.), La reconnaissance à l’épreuve. Explorations socio-anthropologiques, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, p. 1-19.
Cefaï,Daniel, « Bien décrire pour mieux expliquer (présentation de l’article de Jack Katz “Du comment au pourquoi”) », dans : Daniel Cefaï (dir.), L’engagement ethnographique, Paris : Editions de l’EHESS, 2010.
Dewey, John, « La réalité comme expérience », (trad. G. Truc et P. Saint-Germier), Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 9 | 2005, consulté le 02/12/24. URL : http://journals.openedition.org/traces/204.
Dewey, John, L’art comme expérience, J.-P. Cometti et al. (trad.), Paris : Gallimard, coll. Folio essais, 2005 (1934), 596 p.
Goelzer, Sébastien, Cultiver la ville. L’agriculture urbaine pour rendre la ville nourricière, Paris : éd. Ulmer, 2023, 288 p.
Goelzer, Sébastien, « L’agriculture urbaine : les communs à l’âge du faire », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 02/04/2020, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/l-agriculture-urbaine-les-communs-a-l-age-du-faire, (consulté le 19/11/24).
Pattaroni, Luca, « Revoisiner. La dimension hospitalière du monde », Faces, 80 Hiver 2021-2022, p. 4-11.
Stavo-Debauge, Joan, « Les ‘communs négatifs’ et se démettre en commun. Accueillir la fin de mondes auxquels apprendre à désappartenir », Multitudes 2023/4 (N°93), éd. Association Multitudes, p. 101-106.
Stavo-Debauge, Joan, « Des “événements” difficiles à encaisser. Un pragmatisme pessimiste », dans : Daniel Cefaï & Cédric Terzi (dir.), L’expérience des problèmes publics, Paris : Editions de l’EHESS, coll. Raisons Pratiques, 2012, p. 191-223.
Thibaud, Jean-Paul, En quête d’ambiance. Éprouver la ville en passant, Genève : MétisPresse, coll. VuesDensembleEssais, 2015.
Zask, Joëlle, « Écologie du voisinage », dans : Communications, 2022/1, (N°110), éd. Le Seuil.
- Le philosophe avait publié un texte en 1906 ayant pour titre « La réalité comme expérience » vingt-huit ans plus tôt. G. Truc, dans l’introduction à ce texte précisera : « Il ne suffit pas de faire une expérience : pour ‘avoir de l’expérience’, dirait-on trivialement, il faut avoir vécu, c’est-à-dire qu’il faut aussi avoir souffert, avoir enduré les conséquences de ce qu’on a fait. ‘Ce rapport étroit entre faire, souffrir et subir forme ce que l’on appelle expérience’. Cette définition de l’expérience implique sa localisation. Parce qu’il ne peut y avoir de conséquences que s’il existe un milieu extérieur au sujet agissant dans lequel son action se déploie, le lieu de toute expérience ne peut être que l’interaction proprement dite entre l’organisme, la ‘créature vivante’ dirait Dewey, et son environnement » (je souligne). (Truc, 2005 : 83 [↩]
- Je me réfère à cette citation, page 109 : « Ainsi, la minéralité des espaces publics, leur artificialité, due au fait que l’existant y est la plupart du temps supprimé, l’acte de tabula rasa dont provient la place publique politique traditionnelle, sont autant de symptômes de l’éviction des participants, c’est-à-dire des individus en tant qu’ils entrent en interaction avec leur environnement et, de ce fait, le modifient dans une certaine mesure » (je souligne). [↩]
- Dans cet article le sociologue propose une réflexion sur « la ville attachante » en questionnant les conséquences de la crise climatique à Genève et dans ce contexte, propose une discussion autour du rôle joué par les « biens communs de proximités » ou encore les « biens communs écologiques et urbains de proximité ». [↩]
- Frontispice du site internet de l’association qui sonne comme un slogan politique et militant [↩]
- Voir l’article du site internet de l’association : https://vergersurbains.org/fermiers-genereux-lieu-ressource-dedie-a-lalimentation-et-lagriculture-urbaine/, (Consulté le 19/11/2024). [↩]
- « La recherche-action est une approche visant à articuler, dans une dynamique d’aller-retour, l’acquisition de connaissances scientifiques avec la transformation d’un terrain de recherche. Notamment développée dans le champ de la sociologie et de la psychologie, cette méthode propose ainsi aux chercheurs d’élaborer et d’éprouver des dispositifs d’action sociale dans des contextes spécifiques (in situ) et d’évaluer de manière critique leurs effets. Cette approche comporte de fait une forte dimension participative, au sens où elle suppose l’implication et l’engagement des acteurs du terrain dans le protocole de recherche (identification des besoins, construction du dispositif, mise en œuvre, évaluation). Dans : « Recherche-action », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177881 (consulté le 20/11/24). [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Paul Bai (28 janvier 2025). Recueillir l’expérience : se mettre à l’écoute de ce qui a disparu. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 26 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/136gd