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Raconter une thèse CIFRE, à vélo : retour in-situ sur les pratiques de collecte d’expériences à Place au Vélo Nantes

Différents niveaux de recueil d’expérience                                        

Dans la thèse Cifre que je mène au sein de l’association militant de promotion du vélo, Place au Vélo Nantes, le recueil de l’expérience est présent sur différents plans. Cette recherche s’intéresse à la participation des usagers et représentants d’usagers à la conception des aménagements cyclables. Il s’agit de montrer dans quelles mesures les associations pro-vélo sont des actrices de la fabrique du territoire. Le recueil d’expérience se lit selon trois niveaux dans le cadre de cette recherche.

Au préalable, il est essentiel de préciser que c’est par un premier niveau de recueil d’expérience, mené au quotidien, que j’ai constitué une expertise vélo (naissance dans une famille de cyclistes, engagements militants et associatifs variés, pratique intensive diversifiée…). Ces savoirs expérientiels (Breton 2017) me permettent de comprendre les codes et langages des cultures du vélo, de disposer d’une légitimité auprès des ses acteurs, et de faciliter les relations sur le terrain de recherche. Deux autres niveaux de recueil d’expérience sont lisibles dans le cadre de ma thèse. Le niveau opérationnel des missions effectuées pour l’association au quotidien : Place au Vélo collecte notamment l’expérience de cycliste sur la qualité des espaces qu’ils empruntent (aménagements cyclables, cheminements, voies vertes, voirie sans aménagement…) ; par-là, l’association constitue des corpus de données d’usage lui conférant une expertise d’usage du vélo comme mode de déplacement quotidien en milieu urbain et périurbain. Le niveau du “guichet” : en participant aux missions de l’association et en vivant son quotidien, je recueille l’expérience de l’association en train de collecter l’expérience des usagers. Ces matériaux forment ensuite un corpus de données utilisé dans l’élaboration de la thèse.  

figure 1 : Le groupe de doctorant au départ de l’ensan/CRENAU

Pour offrir une immersion dans mon travail de thèse au cours de ces Journées des Jeunes Chercheur.es du laboratoire AAU, j’opte pour une méthode de “restitution mobile”. Ce dispositif se rapproche des méthodes dites mobiles (Büscher, 2013). Nous nous rendons à vélo sur les lieux de la thèse Cifre pour en parler en étant en prise avec le terrain. Par ce biais, nous partageons l’expérience des cyclistes qui alimentent l’association de leur expérience sur les lieux mêmes des controverses étudiées. Ce mode de restitution constitue un prolongement des méthodes mobiles qui sont largement utilisées dans le cadre des recherches sur les modes actifs. L’intérêt de ce dispositif est multiple. Il nous permet tout d’abord de remettre en contexte les espaces des controverses étudiées avec le reste de la ville (espace géographique, usage, ambiance, flux…). Il permet de commenter en direct les scènes qui se déroulent lors des trajets et de répondre à des interrogations variées (aménagements, usages, travaux, historique…) en s’arrêtant à la volée grâce à la versatilité du vélo. Enfin, il permet de mettre à contribution le groupe pour former une masse critique et mettre à l’épreuve les aménagements cyclables. On peut ainsi mesurer la qualité d’usage des espaces traversés dans une perspective de part modale vélo croissante. À Nantes Métropole l’objectif est de 12% pour 2030, elle est aux alentours de 6% en 2024. La méthode employée pour présenter ma recherche relève donc elle-même d’un recueil d’expérience en confrontant directement les participants aux problématiques explorées dans le sujet de thèse présenté. 

Itinéraire sur les traces des controverses nantaises

figure 2 : itinéraire suivi à vélo et points d’arrêt autour de controverses nantaises

Notre itinéraire, (j’utilise aussi ce terme pour évoquer la méthode de Jean-Yves Petiteau (Petiteau 2006) bien que le dispositif s’en éloigne (Chauvier 2019) et que le chercheur prenne le rôle du guide alors que les témoins prennent le rôle du chercheur et du photographe) se déroule de la sorte : Au départ du laboratoire CRENAU, la première étape consiste à se rendre au local de l’association Place au Vélo. Le groupe d’une dizaine de cyclistes rejoint l’axe cyclable Nord-Sud qui longe la voie de tramway n°2 et se confronte à la circulation à vélo dans la métropole nantaise. Le peloton change de physionomie et s’élargit ou s’allonge selon les contraintes physiques auxquelles il est exposé : croisement d’autres cyclistes, piétons, voies motorisées où tramway, pincement ou surlargeur de la piste cyclable, feux de signalisation, changement de position de la piste sur l’emprise de la chaussée… C’est l’occasion d’expliquer à ceux qui peuvent l’entendre le combat que mène l’association vis-à-vis de la remise à niveau de cet aménagement qui montre des limites de capacité presque depuis la mise en service des différentes tranches en 2010. 

Le local de l’association est le théâtre d’un jeu de Questions/Réponses sur les activités et le quotidien d’une structure associative de promotion du vélo. La récente crise de gouvernance qui a fortement diminué l’association est un autre sujet récurrent. Les locaux en portent encore les stigmates. Les bureaux sont à moitié vides de leur mobilier et semblent avoir été désertés à la va-vite. Certains participants profitent de la visite de l’atelier d’autoréparation pour faire des réglages sur leur vélo et se faire aider par les deux bénévoles présents. 

Le tour du local effectué, le peloton se remet en route en descendant la Place Talensac et en s’arrêtant sur le pont Saint-Mihiel. Celui-ci a été au sein d’une controverse qui a alimenté de nombreuses associations environnementalistes et pro-modes actifs. Le pont a été fermé à la circulation motorisée par le biais d’un aménagement tactique composé de plot en béton lors de la période covid-19. Ce type d’aménagement temporaire est rapide à mettre en œuvre et permet de reconfigurer l’espace public et de mener des expérimentations en matière de mobilité pour les collectivités[1].  Malgré les avantages multiples offerts par cette fermeture en termes de qualité de vie, la municipalité prend la décision de le rouvrir aux motorisés dans un sens de circulation en 2021. La pression des commerçants et automobilistes navetteurs a été un moteur de cette réouverture. Enfin, après de nombreux mouvements d’association, le pont est rendu aux modes actifs en 2023 et leur est à présent réservé. 

Le pont Saint-Mihiel est un poste d’observation idéal pour commenter les controverses autour du prolongement de l’axe Nord-Sud livré en 2019. Celui-ci se déroule depuis le bout du Cours des 50 Otages jusqu’au Pont de Motte Rouge par le Quai Ceneray, la rue Sully et le Quai Barbusse. Ce projet dont le budget dépasse les trois millions d’euros a été vivement critiqué par Place au Vélo. Il rend plus difficile et moins direct le trajet des cyclistes pour longer l’Erdre au nord de Nantes à cause de son dénivelé et de sa longueur. Le Quai de Versailles, sur la rive opposée, est l’itinéraire original qui est préféré par les associations pro-vélo. Le groupe observe notamment les mésusages de piétons et joggeurs qui empruntent la piste cyclable du Quai Barbusse plutôt que de redescendre sur la voie piétonne dédiée plus bas sur le quai. 

Le peloton poursuit son chemin en empruntant cette piste cyclable qui longe l’Erdre vers le nord. Le groupe rejoint le carrefour entre le Pont de la Tortière, le Boulevard des Belges et la rue Félix Lemoine qui constitue le dernier point d’arrêt. Ce carrefour est en travaux lors de la présentation. La rue Félix Lemoine est fermée à la circulation dans un sens depuis six mois. Le récit de la controverse se fait dès les phases de conception de l’aménagement. Ce carrefour peu confortable pour les cyclistes débutant a été mis à l’examen de Place au Vélo part les services de la métropole. Les premières propositions des services ont toutes été retoquées par l’association qui a produit quelques contrepropositions. La problématique réside dans le fait que le projet laisse trop de place aux véhicules motorisés pour des raisons de fluidification du trafic et au contraire ne sécurise par assez les cyclistes sur des trajectoires peu rassurantes pour des débutant.es. Malgré les efforts consentis pour proposer des solutions viables, le projet n’a évolué qu’à la marge. L’association n’a finalement que peu de poids sur ce projet qui met en conflits plusieurs services différents au sein de la métropole : Le Service Mobilités Actives, le Service Transports en Commun, et la Direction de l’Espace Public. C’est un marqueur de la dissonance des collectivités dans les projets d’espaces publics.  La visite de ce site permet de constater la mise en œuvre du projet et la difficulté que certains usagers cyclistes peuvent avoir à effectuer certains mouvements. 

Le groupe reprend la route en direction du CRENAU en empruntant un parcours différent de l’aller. Notre groupe flâne à proximité de la cathédrale, du château des Ducs de Bretagne, de la tour LU avant de retrouver l’île de Nantes pour un retour critique groupé sur cette première journée des jeunes chercheur-s-es AAU.  Il en ressort que la variété des présentations, des disciplines, des objets de recherche et des dispositifs de présentation offre un éventail de ce que peut constituer le recueil d’expérience dans les travaux des jeunes chercheur-s-es du laboratoire. Cette journée a permis de partager cette diversité et d’en discuter pour affiner nos travaux et ouvrir nos perspectives.

Conclusion

Les thèses en CIFRE offrent un contexte particulier de recueil de l’expérience. Par l’effet de la plongée dans le quotidien d’une structure d’accueil, le doctorant-salarié dispose d’un premier espace de recueil d’expériences. Lorsque les méthodes de recherche employées se rapprochent de l’ethnographie, l’immersion participe tant au recueil d’expérience qu’à la collecte de matériaux de recherche (à AAU : Ouvrard, 2016, Bataille,2020, Chesnel, 2021,…). Le doctorant-salarié dans le cadre d’une recherche-action est à la fois observateur et acteur de son terrain (Soulé 2007). Dans cette configuration, le recueil d’expérience peu avoir lieu à plusieurs niveaux. Au niveau du quotidien, de la structure d’accueil d’abord, où ce recueil est plutôt d’ordre individuel, par et pour le chercheur qui mène un travail d’ethnographie. Au niveau des missions opérationnelles confiées par la structure d’accueil ensuite, où le recueil d’expérience se fait sur de nouveaux terrains, et peut aussi être mené de manière collective et avec de nouveaux acteurs. Enfin, dans mon cas, le sujet de recherche étant lié à mon modes de vie et mes engagements, il constitue un troisième niveau de recueil d’expérience.

Bibliographie :

Bataille, Nicolas. 2020. « Experts et consultants au service de l’action publique locale : une approche pragmatique du travail de l’ingénierie privée ». Thèse de doctorat, Université de Tours. Consulté le 20/01/2025 : https://theses.hal.science/tel-02518433v2

Breton, Hervé. 2017. « Interroger les savoirs expérientiels via la recherche biographique ». Le sujet dans la Cité – Revue internationale de recherche biographique Actuels N° 6(1):23‑39. DOI: 10.3917/lsdlc.hs06.0023.

Büscher, Monika. 2013. « Méthodes mobiles ». Forum Vies Mobiles. Consulté 19 août 2024 (https://forumviesmobiles.org/dictionnaire/696/methodes-mobiles).

Chauvier, Eric. 2019. « Recension de Jean-Yves Petiteau et Bernard Renoux, Docker à Nantes. L’expérience des itinéraires. Annecy : ESAAA éditions et ENSA Nantes. » Ambiances [En ligne], Comptes-rendus, mis en ligne le 19 avril 2019, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/ambiances/2361 ; DOI : 10.4000/ambiances.2361

Chesnel, Kevin. 2021. « Promesses, épreuves et effets des fabriques territoriales en condition périurbaine : enquête entre Saint-Nazaire et Nantes ». Thèse de doctorat, Université de Nantes. Consulté le 20 janvier : https://theses.hal.science/tel-03669946/

Ouvrard, Pauline. 2016. « Le nouvel esprit de l’urbanisme, entre scènes et coulisses : une ethnographie de la fabrique du territoire de Saint-Nazaire à Nantes ». Thèse de doctorat, Université de Nantes. Consulté le 20 janvier 2025 : https://archive.bu.univ-nantes.fr/pollux/show.action?id=65864fc9-f070-41bf-9d38-fd84923f13d2

Petiteau, Jean-Yves. 2006. « La méthode des itinéraires ou la mémoire involontaire ». In : Augustin Berque ; Alessia De Biase ; Philippe Bonnin. Colloque Habiter dans sa poétique première, 1-8 septembre 2006, Cerisy-La-Salle, Sep 2006, Cerisy-La-Salle, France. Paris : Editions Donner Lieu. 2008. 16 p. URL : https://shs.hal.science/halshs-00380133/

Soulé, Bastien. 2007. « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales ». Recherches Qualitatives 27, p.127‑40. Consulté le 20 janvier 2025. URL : https://id.erudit.org/iderudit/1085359ar. DOI : https://doi.org/10.7202/1085359ar


[1] Voir aussi urbanisme tactique


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Jean FAVREAU (27 janvier 2025). Raconter une thèse CIFRE, à vélo : retour in-situ sur les pratiques de collecte d’expériences à Place au Vélo Nantes. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 25 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13642


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