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Intervenir sur un terrain d’étude à partir d’une expérience « discordante » : observation d’une pratique de la géobiologie sur un territoire industriel dans le sud de la métropole grenobloise

Pour ces journées doctorales, j’ai choisi de présenter une expérience particulière à laquelle j’ai pris part dans le cadre de mon enquête de terrain pour ma thèse : un atelier de diagnostic d’un territoire par une équipe de géobiologues.

Avant toute chose, je reviens en quelques mots sur le sujet de ma thèse en cours, puis sur ce qu’est la géobiologie et dans quel cadre je m’y intéresse. J’expliquerai ensuite en quoi cet atelier avec les géobiologues me paraissait intéressant pour discuter de cette thématique du « recueil de l’expérience », et ce que ça a apporté à l’enquête de terrain.

1. « Ambiances de l’anthropocène » : une thèse au sein du projet ANR « Sensibilia »

Je mène une thèse inscrite en urbanisme et aménagement, qui porte sur les « ambiances de l’anthropocène » et « l’écoute des milieux de vie ». Au croisement de deux grandes thématiques de recherche que sont les ambiances et le sensible d’une part et l’anthropocène d’autre part, je cherche à comprendre la façon dont ce dernier se manifeste à l’échelle du sensible, du corps, du quotidien. Qu’est-ce que l’anthropocène provoque en termes de transformations des sensibilités, de l’expérience et des pratiques ? Et par quels dispositifs méthodologiques, sous quelles formes et quels formats se saisir et rendre compte de ces sensibilités et de leurs transformations ?

Cette recherche s’inscrit dans le projet ANR « Sensibilia : des approches sensibles pour penser les transformations des milieux de vie », porté par les laboratoires AAU, équipe Cresson, et Pacte, équipe Environnement, à Grenoble.

Pour cette thèse, un terrain d’enquête très local s’est progressivement dessiné puisque je me suis intéressé à une partie sud de l’agglomération grenobloise, un territoire historiquement industrialisé par la chimie du chlore et la production hydro-électrique, depuis la fin du 19e et le début 20e siècle. L’enquête a été menée de façon assez composite. Si elle a comporté un volet assez classique d’entretiens (auprès d’habitant·es, d’associations locales, d’industriels et de responsables de l’aménagement dans les collectivités), j’ai aussi mobilisé une part d’expérimentations et d’interventions sur le terrain. Deux collectifs ont ainsi été mobilisés, pour les pratiques spécifiques qu’ils développent et dans le but de mettre le terrain à l’épreuve de leur écoute et inversement : un ensemble de musiciens pratiquant l’improvisation libre in situ et un groupe de géobiologues. C’est donc l’expérience avec les géobiologues dont il sera question ici.

Pourquoi avoir mis en place cet atelier avec les géobiologues ? Au cours du projet ANR Sensibilia, l’un des chantiers auquel j’ai pris part a consisté en une enquête sur les pratiques de la géobiologie, définie comme « un ensemble de sensorialités attentives aux énergies terrestres et cosmiques, à partir desquelles sont développées des pratiques de conseil et de soin associées aux domaines de la santé naturelle et de l’éco-habitat1». Ce chantier, porté par plusieurs chercheur·euses des laboratoires Pacte et Cresson (Claire Revol, Jérémy Damian, Olivier Labussière, Pascaline Thiollière), s’est principalement déroulé en deux étapes : 1/ une série d’entretiens biographiques avec des géobiologues ; 2/ une observation des pratiques en accompagnant les géobiologues sur le terrain.

C’est dans le cadre de cette deuxième étape que nous avons proposé à l’un des géobiologues précédemment rencontré de venir réaliser un diagnostic sur le terrain sud grenoblois. Ce terrain présentait l’intérêt et la particularité d’être traversé par d’importantes infrastructures électriques (lignes à très haute tension) à proximité des habitations, et permettait donc de travailler sur le volet des nuisances électro-magnétiques. Une équipe s’est peu à peu constituée, avec 4 chercheur·euses d’un côté et 3 géobiologues de l’autre. Pour les chercheurs, l’objectif était de pouvoir observer et documenter les pratiques des géobiologues sur ce terrain. Pour les géobiologues, l’intérêt était de travailler sur un diagnostic à une échelle inhabituelle, celle d’un lotissement – là où ils opèrent plus généralement à l’échelle de l’habitation, d’un logement, d’un terrain, d’un champ. Par ailleurs, une des deux journées a été dédiée à la détection et la mesure des champs électro-magnétiques.

2. Mener l’enquête avec des géobiologues : comment recueillir une expérience « discordante », comment la décrire, comment (bien) en parler, quel statut lui accorder ?

Une réalité discordante ?

Pour cette présentation sur le recueil de l’expérience lors de notre atelier doctoral, je proposais de comprendre la géobiologie à partir de l’idée de « réalité discordante » telle que décrite par le sociologue Melvin Pollner (2002). Dans un article intitulé « ‘Pure fabrication de votre esprit’. Anatomie des réalités discordantes », il explique qu’il y a discordance lorsque des personnes voient, sentent, perçoivent des choses que d’autres ne perçoivent pas. Il y a alors un désaccord sur des perceptions du monde, il n’y a plus de perception partagée :

« Certaines personnes voient ce que d’autres ne voient pas. Le sens commun nous amène à formuler des hypothèses sur le monde, les gens et nos perceptions, où les expériences contradictoires du monde – que nous appellerons réalités discordantes – font figure d’événements mystérieux. » (Pollner, 2002:175).

Il décrit ainsi ce qu’il appelle « processus d’ironisation de l’expérience », une opération de confrontation et de comparaison d’expériences divergentes, et de disqualification de celle qui est estimée irrecevable par rapport à celle faisant autorité :

« on parle d’ironisation lorsqu’une expérience particulière, qui prétendait implicitement avoir donné un compte rendu objectif du monde, est examinée du point de vue d’une autre expérience, reconnue comme la version du monde faisant autorité que la première prétendait être. L’ironie réside dans le fait de juger, par la suite, que l’expérience initiale n’était pas la représentation objective qu’elle prétendait être […]. Le simple fait qu’une expérience puisse être considérée comme le produit d’une “hallucination”, d’une “vision défectueuse”, d’un “refoulement”, d’une “rationalisation”, d’une “(in)attention sélective” (pour ne citer que quelques-unes des possibilités les moins subtiles), nécessite une référence ironique à une version du monde experte et faisant autorité. Cette dernière version fait autorité dans le sens où l’on considère qu’elle a rendu compte des aspects du monde de façon plus fidèle et plus objective que les expériences dont on dira plus tard qu’elles étaient défectueuses ou erronées. » (Pollner, 2002:177).

Cette proposition me semblait intéressante pour discuter de la géobiologie, puisque nous avons précisément affaire à des formes de sensibilités qui ne sont pas forcément partagées par tout un chacun. Ces sensibilités et pratiques déployées par les géobiologues peuvent être considérées comme inaudibles ou irrecevables, en particulier par une partie de la communauté scientifique. Enfin, cette façon d’aborder les pratiques des géobiologues comme une expérience ou une réalité « discordante », amène à nous interroger : comment bien décrire et bien parler de cette expérience ? Comment porter attention à « ce à quoi tiennent » (Hache, 2011) les praticiens de la géobiologie, alors même que l’on a affaire à des expériences sujettes à controverse ?

Déroulé de l’atelier de terrain

Plusieurs échanges dans les semaines qui ont précédé ont permis de circonscrire le terrain d’étude : le lotissement a été délimité et un quadrillage sur plan a été réalisé par les géobiologues pour définir précisément les contours de la zone à étudier. La première journée a été dédiée à l’étude des phénomènes géobiologiques à proprement parler, c’est-à-dire liés à la structure du sous-sol. La seconde journée a été dédiée à la détection et la mesure des champs électro-magnétiques. Pour cette seconde journée, le quadrillage sur plan permettait d’avoir un nombre précis de points de relevés à effectuer. L’ensemble des données enregistrées sur le terrain pendant ces deux jours étaient soigneusement annotées, enregistrées, pour permettre la production de cartes et d’un « rapport d’étude géobiologique et électro-magnétique ».

Comment avez-vous recueilli l’expérience ?

Il s’agissait déjà de provoquer une expérience particulière en confrontant une pratique – celle des géobiologues – à un terrain – celui étudié dans le cadre de ma thèse. Par-là, on cherchait à mettre ce terrain à l’épreuve d’une écoute, d’une forme de sensibilité particulière. Et inversement, de mettre les sensibilités des géobiologues à l’épreuve de ce terrain particulier. Une réelle mise à l’épreuve des sensibilités par ailleurs, puisque chercheurs comme géobiologues ont été particulièrement affectés par le temps long passé, exposés à ces lignes électriques.

Sur la récolte à proprement parler, l’équipe de chercheur·euses était chargée de documenter au mieux possible les deux jours d’atelier : photographies, notes, enregistrements audio. Quand ils le pouvaient, les géobiologues étaient invités à nous décrire ce qu’ils faisaient pendant le cours de l’action. Nous étions également chargés de faire du lien avec les habitant·es lorsque c’était possible et/ou nécessaire. Un groupe de huit personnes qui occupent l’espace public pendant deux journées, dans un lotissement résidentiel comme celui-ci peut en effet susciter des interrogations voire de la méfiance de la part des habitant·es. Malgré des contacts pris en amont pour informer de notre venue, il était important qu’on porte une attention particulière aux personnes que l’on pouvait rencontrer, pour pouvoir leur raconter notre démarche et les raisons de notre présence à proximité de leur domicile.

En quoi la manière dont vous avez recueilli l’expérience a pu influencer votre manière de mener la recherche et ses résultats ? Quels effets sur le positionnement personnel et/ou professionnel du chercheur ?

– Un 1er étonnement : les rencontres nombreuses et inattendues avec les habitant·es. C’est un terrain sur lequel j’avais démarré l’enquête, mais les contacts étaient difficiles à obtenir. On est sur un lotissement résidentiel avec peu ou pas de lieux publics, de rencontre, et des personnes pas forcément disponibles. Se rendre en groupe pendant deux jours sur le terrain a fait bouger des choses : nous étions nombreux, visibles, ce qui a provoqué quantité d’échanges plus ou moins approfondis avec les habitant·es. C’était donc un format d’intervention qui a réellement fait bouger les choses et provoqué des expériences nouvelles sur le terrain.

– 2e étonnement : des questionnements en interne sur les suites à donner à ce travail. Les géobiologues ont exprimé l’intérêt et l’importance de pouvoir faire un retour aux habitant·es. Ces derniers avaient par ailleurs, pour certains, manifesté leur curiosité à l’égard du travail en cours. Mais c’est aussi un positionnement délicat pour les chercheurs : pour nous, il s’agissait d’un moment d’observation et de documentation de la façon dont les géobiologues pouvaient travailler sur un terrain comme celui-ci. Faire un retour aux habitants à partir du diagnostic des géobiologues serait associé à un travail universitaire, avec une validité scientifique, sur un diagnostic qui considère de nombreux phénomènes comme nocifs et impactant les habitations.

Pour rendre compte de cet atelier, un travail d’écriture collectif est en cours, sous forme d’un récit « polyphonique » pour raconter les deux jours passés sur le terrain. À partir des enregistrements, des notes et des retours écrits par l’équipe de chercheurs, nous avons composé un récit qui propose de décrire l’action à la façon d’un récit choral : chacun·e parle à la 1ère personne et au présent, pour raconter ce qu’il se passe, ce qui est perçu, vécu, décrire les lieux etc.

Cet atelier géobiologie a donc été particulièrement intéressant pour son format d’« intervention », en provoquant des nouvelles rencontres sur un terrain qui n’était pas forcément facile d’accès. La présence en groupe a permis de multiplier les échanges et a stimulé la curiosité des habitant·es à notre égard. En convoquant cette expérience particulière, peut-être « discordante », on vient faire un pas de côté et ré-interroger les sensibilités à ce milieu de vie. Mais de nombreuses questions restent en suspens tant sur la forme que sur le fond : quelles conséquences ce type d’atelier a sur le terrain étudié ? Comment rendre compte de la diversité des sensibilités exprimées, tant chez les géobiologues que chez les habitants ? Quel statut leur accorder, sans adopter cette « ironisation de l’expérience » dont parle Melvin Pollner, et donc sans hiérarchiser ces différentes expériences et formes de sensibilités ?

Références

Pollner, Melvin (2002), « ‘Pure fabrication de votre esprit’. Anatomie des réalités discordantes », in Thibaud, Jean-Paul et Joseph, Pascale (2002). Regards en action : ethnométhodologie des espaces publics. [Bernin] : A la croisée. p.175-199. Ambiances, ambiance, ISSN 1635-2173.

Hache, Émilie (2011). Ce à quoi nous tenons : propositions pour une écologie pragmatique. Paris : La Découverte.

  1. Chantier « géo-biologies » sur le carnet Hypothèses de Sensibilia : https://sensibilia.hypotheses.org/532 []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sébastien De Pertat (27 janvier 2025). Intervenir sur un terrain d’étude à partir d’une expérience « discordante » : observation d’une pratique de la géobiologie sur un territoire industriel dans le sud de la métropole grenobloise. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 25 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1369e


Sébastien De Pertat

Doctorant au laboratoire AAU-Cresson UMR 1563 Ambiances, Architectures, Urbanités

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