Comment le positionnement actif du chercheur face à des pratiques artistiques méconnues et dans un contexte urbain non familier influe-t-il sur la compréhension et l’analyse de l’expérience artistique dans la ville ?
Ma recherche de thèse sur la production esthétique de l’espace urbain vise à comprendre la portée de l’expérience des artistes dans cette production. Elle intègre à l’interrogation les créations artistiques dans les espaces urbains en se focalisant sur deux formes d’expression artistique : la bande dessinée et le street art. Ma position de non native de Nantes et ma méconnaissance initiale des pratiques du street art et de la bande dessinée, ont orienté mon enquête vers une posture active impliquant apprentissage et exploration des spécificités de chaque pratique dans son rapport à l’espace urbain.
Le recueil d’expériences que je présente ici revient sur ces deux paramètres : le positionnement actif du chercheur face à des pratiques artistiques méconnues et un contexte urbain non familier en discutant leurs influences en termes de compréhension et d’analyse de l’expérience artistique dans la ville.
1. Immersion dans l’espace urbain nantais
La recherche mobilise les outils de l’enquête qualitative et m’a impliqué à m’immerger sur le terrain. J’ai adopté une posture d’observateur-participant lors de mon enquête de terrain menée à Nantes. Ma première année de thèse débutant en janvier 2020 a coïncidé avec les restrictions liées à la pandémie de COVID-19, ce qui a limité les activités culturelles dans l’espace public. Nantes est une ville qui a un fort ancrage artistique dans l’espace public ; or j’ai dû appréhender la particularité de cette ville, alors que les événements artistiques, notamment les festivals, étaient en suspens. Pour surmonter la difficulté de saisir les dynamiques artistiques de ces deux pratiques, j’ai commencé par des entretiens exploratoires avec des artistes de bande dessinée, considérant que cette démarche pouvait offrir un accès à une expérience plus intime de l’espace pendant la fermeture des lieux culturels.
Pour comprendre l’influence de Nantes sur les processus créatifs des artistes, j’ai orienté mes entretiens vers des questions sur leur motivation à s’installer dans la ville, ainsi que sur l’impact des caractéristiques de Nantes sur leur production artistique. C’est un choix qui s’est dirigé notamment vers le recueil de la motivation d’artistes issus de l’école d’arts décoratifs de Strasbourg (HEAR). Romy[1] évoque ainsi le parcours qui l’a menée de Strasbourg à Nantes :
« J’aimais bien Strasbourg mais je me disais qu’on pouvait un peu bosser partout et que c’était un peu l’occasion de bouger. Et en fait Nantes c’est vraiment…on avait des copains qui étaient de Nantes qui nous avaient un peu parlé de la ville mais en fait on hésitait avec Lyon, Toulouse, on avait un peu tout envisagé. Et en fait je ne sais pas, je pense qu’il y avait la mer pas loin, et ça, ça a vachement compté en habitant à Strasbourg je pense (rires) même si c’est super Strasbourg.» (Romy, 27 octobre 2020, Nantes).
On relève ici certaines des circonstances qui ont attiré une population (illustrateurs comme beaucoup d’autres) et qui l’a amené à tenter l’expérience de la vie à Nantes. De côté des artistes urbains, les circonstances sont le résultat de combinaisons de facteurs différents selon le cas pour la plupart. Le cas de Thibaud, artiste-graffeur-photographe, renvoie plutôt à la dynamique relationnelle et collective propre au milieu du graffiti à Nantes :
«[C’est quand je suis arrivé à Nantes, c’était il y a 4-5 ans…] Et donc j’ai rencontré ce mec là-bas et après on s’est recroisé un soir, complètement par hasard, vers Dalby, vers la gare […] On [graffeurs] devient vraiment une entité un peu tentaculaire, avec pas mal de membres […] On a la chance ici d’être dans une ville où la mentalité des gens qui font du graff est plutôt cool. Tout le monde s’aime plutôt bien, il n’y a jamais trop de problèmes. On n’a pas peur de peindre ensemble ou d’associer nos noms les uns les autres […]. Nantes c’est quand même une grande ville mais qui est quand même assez à taille humaine donc on se croise facilement tous très vite et souvent et du coup il n’y a jamais de rapport conflictuel. […] Ça crée une bonne dynamique en fait à la ville ». (Thibaud, 9 décembre 2022, Nantes)
Ce climat de tolérance d’un côté, et l’attractivité qui est notamment véhiculée par les on-dit largement positifs qui circulent à son égard font de la migration vers Nantes un mouvement presque naturel.
2. Rôle actif dans les enquêtes et pratiques artistiques
Adopter la posture d’observateur-participant est devenu essentiel pour m’intégrer dans l’univers des artistes et expérimenter moi-même, au plus près, leur relation à l’espace urbain. Enquête par l’observation participante, ou observation in situ, comme le dit Beaud et Weber, permet aux chercheurs de comprendre plus profondément le contexte social, culturel et comportemental de leur objet d’étude quand les conditions de l’entretien n‘est pas établie (Beaud et Weber 2010). En effet, mon enquête auprès des artistes urbains a commencé par des observations, contrairement à l’enquête menée avec les dessinateurs de bande dessinée. Composées des pratiquants hétérogènes, majoritairement issues de graffiti, il s’est avéré plus adapté pour me familiariser et capter « les différents aspects de la réalité » (Bray, 2008) de ce groupe artistique, dont la pratique est associée à la jeunesse masculine et marginalisée par ailleurs.
J’ai suivi assidûment l’agenda du monde artistique de l’art urbain, afin de m’y intégrer le plus possible. Il s’agit de 3 expositions conduites par l’association Plus de Couleur, au sein de laquelle j’ai mené mon enquête. Parmi elles, le projet « Mur Nantes », qui consiste à peindre la façade d’un lieu culturel emblématique de Nantes, le Trempo. Ici j’ai adopté une attitude plus ou moins artistique. En tant que chercheure, je me prête au jeu auquel je convie les artistes.

Figure 1: Géry en train de réaliser la fresque sur le mur de Trempo dans le cadre du projet le Mur Nantes, octobre 2022
Les observations des projets artistiques s’accompagnent toujours d’échanges approfondis avec les artistes, centrés sur la création et les spécificités de leurs pratiques. Ici, le protocole de mon enquête s’est beaucoup inspiré de la méthode d’observation récurrente (Amphoux, 2001) qui pour « limiter l’arbitraire de l’interprétation et parvenir à objectiver des phénomènes » consiste à multiplier les techniques telle que la carte dessinée, la photographie et l’enregistrement de sons de l’environnement (Amphoux 2001:153) Par le croisement des différentes corpus produite, l’objectif est de recueillir de discours riches et foisonnants, et de « révéler le fondement d’une pratique réel de l’espace public et d’un rapport sensible à la ville » (idem : 154).
Cette méthodologie, en ouvrant un dialogue étroit entre observation et échanges, s’avère particulièrement adaptée pour comprendre les trajectoires singulières des artistes urbains. C’est dans ce cadre que Géry, l’artiste graffeurs interrogé, décrit sa pratique en des termes qui reflètent les tensions entre liberté créativité, professionnalisation et interactions avec le public :
“Moi j’aime bien qu’on m’appelle pour me faire donner une carte blanche, c’est-à-dire faire ce que je veux, comme un artiste d’art contemporain. On va pas lui dire, voilà, il a son travail, il fait des sculptures, il fait la sculpture, il sait faire, où son installation, voilà. Et donc ça moi, c’est ce que je cherche à faire. […] Pour moi, le graffiti, vu qu’il est dans l’espace public, j’ai toujours fait des ateliers avec des enfants. J’ai toujours été habitué à discuter avec les gens, tu vois, quand tu m’as été vu me voir je t’ai dit pas non. C’est pour moi, c’est un truc qui se fait dans l’espace public, c’est… pour moi ça me plaît en tout cas. Et je trouve que c’est important de communiquer sur ce qu’on fait vu que c’est mystérieux pour pas mal de gens.” (Extrait d’entretien avec Géry, octobre 2022)
Un autre extrait met en lumière la question de la réception publique et du passage entre graffiti « vandale » et commandes professionnelles :
« Moi mon travail, même mon graffiti à moi est un peu plus abstrait, un peu plus truc, touche plus de gens, du grand public. Mais un graffeur lambda ne va pas toucher le grand public. Moi je pense que j’ai une ouverture plus et c’est ce qui m’a amené à me professionnaliser. C’est que les gens, j’avais un retour des gens extérieurs. Voilà, si une marque m’appelle aujourd’hui, je pense que c’est quand même qu’il y a une communication possible. Mais je ne fais pas exactement pareil qu’en vandale. Mais pourtant tous les graffeurs te diront que mon travail est homogène en fait. Ce que je peux faire pour une marque ou pour un événement, tout est lié. » (Extrait d’entretien avec Gery, octobre 2022)
3. Synchroniser des outils et des pratiques artistiques
Pour enrichir l’expression des expériences urbaines des artistes, en dépassant le cadre des seuls témoignages verbaux, j’ai mobilisé les outils de la cartographie sensible (Jolivet et al., 2021), combinant dessins réalisés par les artistes et entretiens. Le dessin s’est révélé particulièrement adapté aux caractéristiques de mes enquêtés, spécialisés dans le graphisme et, plus largement, dans l’art visuel.
Comme mentionné plus haut dans le cadre de la méthode d’observation récurrente, croisée à l’entretien, la carte sensible est à la fois une expression artistique personnelle des lieux et un objet d’art produit en direct. Elle agit comme un médiateur, offrant une entrée pour aborder les espaces urbains sous l’angle du vécu. Le dessin a permis à chaque artiste de matérialiser et de partager ses parcours et ressentis de la ville.
La carte dessinée par Maël (figure 2) illustre cette approche en mettant en lumière des lieux parfois inexistants physiquement, mais qui subsistent comme pôles dans un réseau artistique. Elle révèle également des espaces fermés à cause de la pandémie de Covid-19, qui occupent néanmoins une place significative dans le travail et les réflexions des artistes interrogés.

Figure 2 Carte dessinée par l’artiste – illustrateur Maël, mars 2021

Figure 4: Carte dessinée par le street artiste Quentin, 22/01/2022
L’étape de dessin vise également à visualiser des informations localisées (Olmédo, 2015) qui reflètent non seulement les lieux de création, mais aussi les expériences et les émotions des artistes associés à ces espaces. C’est dans cet objectif que la réalisation de cartes sensibles a été mise en place, permettant de traduire graphiquement cette relation entre l’artiste, son œuvre et la ville. Le temps consacré à cette activité variait selon les artistes. Par exemple, pour le street artiste Quentin, cette étape a duré une vingtaine de minutes, au cours desquelles il a décrit non seulement les lieux où il colle ses pièces, mais également le processus de sélection de ces lieux en fonction de leur importance pour sa production :
« Il y a le centre-ville et le quartier de la création que j’appelle le 2nd centre-ville […] Alors le quartier résidentiel j’y vais pas. Si tu veux la visibilité soit centre-ville soit sur les axes-là (en jaune). En dehors de ça [zone piétonne, les gens ne sont pas clients ». Alors que Carquefou, Sautron sont des « lieux ne sont pas fait pour ça [vente de pièce d’art]) » (Tiré de l’entretien avec Quentin, 22 janvier 2022)
Ces observations sur le lien étroit entre les espaces et les pratiques artistiques, en particulier dans le street art, mettent en lumière le rôle structurant de la ville dans la création artistique. Les quartiers deviennent alors bien plus que de simples toiles : ils sont à la fois des cadres de visibilité, des terrains de légitimation et des espaces d’interaction avec le public. Comprendre ces relations, c’est aussi questionner les manières dont les artistes sélectionnent et transforment ces lieux à travers leurs œuvres, révélant une dynamique où l’art et l’espace urbain se coconstruisent. Dans cette démarche, l’utilisation du dessin, notamment sous forme de cartes sensibles, a permis de synchroniser mes observations avec les récits des artistes, traduisant graphiquement la relation complexe entre leurs pratiques et les espaces qu’ils habitent ou investissent.
4. Transformer l’apprentissage en un processus d’exploration
Dans cette enquête, l’apprentissage de terrain s’est transformé en un véritable processus d’exploration, amenant à questionner et réajuster ma posture de chercheuse et de nantaise. En cheminant avec les artistes, mon positionnement est passé de celui d’une observatrice extérieure à celui d’une participante immergée, guidée par la nécessité de comprendre la ville à travers le vécu artistique. Ce cheminement, fondé sur l’observation et l’accompagnement des pratiques artistiques, m’a permis de me départir d’un récit uniforme de la ville pour accéder à un monde pluriel de l’art urbain, à la fois vécu et ressenti par les artistes.
Du côté des enquêtés, l’étude s’est appuyée sur le dessin de chaque artiste pour valoriser leur représentation personnelle de leur contexte de création. Cette approche a permis d’adopter un point de vue interne, celui des créateurs eux-mêmes. Par ailleurs, les choix de terrain, basés sur une co-déambulation avec les artistes, ont fait émerger une perspective originale sur une ville en constante transformation.
De ce dialogue entre deux mondes artistiques coexistant à Nantes – la bande dessinée et le street art – découle une exploration des interstices entre ces univers, une tentative de croiser les multiples données recueillies pour saisir les nuances de leurs milieux respectifs. Ce va-et-vient constant entre les pratiques permet également de se questionner sur où situer les représentations des artistes afin d’évoquer la fabrique de la ville du point de vue de ceux qui la transforment par leurs œuvres.
Références
Amphoux, Pascal. 2001. « L’observation récurrente » in L’espace urbain en méthodes. Marseille: Éd. Parenthèses. pp.153‑169
Bray, Zoe 2004. Living Boundaries: Identity and Frontier in the Basque Country. Brussels: Peter Lang
Beaud, Stéphane, et Florence Weber. 2010. Guide de l’enquête de terrain. La Découverte. Paris.
Jolivet, Laurence, Catherine Dominguès, Éric Mermet, et Sevil Seten. 2021. « Explorer par la carte l’espace pendant le confinement: Une expérimentation de cartographie sensible ». Revue des politiques sociales et familiales n°141(4):129‑39. doi: 10.3917/rpsf.141.0129.
Olmedo, Élise. 2015. « Tracer une géographie du vécu par la recherche-création ». Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris.
Peretz, Henri. 2004. Les méthodes en sociologie. La Découverte.
[1] Les enquêtés sont appelés par des faux prénoms pour anonymiser les identités.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sevil SETEN (27 janvier 2025). Comment le positionnement actif du chercheur face à des pratiques artistiques méconnues et dans un contexte urbain non familier influe-t-il sur la compréhension et l’analyse de l’expérience artistique dans la ville ? Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 26 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13641