Comment les personnes bien-voyantes expérimentent-elle le sens des masses ?
L’objectif de cette étude était de qualifier l’expérience sensible et affective du sens des masses des personnes bien-voyantes. Le sens des masses est une aptitude particulièrement connue dans le milieu du handicap français. Les personnes non-voyantes ont recours à cette aptitude pour ressentir la présence d’un obstacle, longer un mur, repérer le vide formé par une porte ouverte, sans contact tactile. Jusqu’alors, cette appellation était absente de la littérature scientifique. Nos travaux récents ont permis de le définir comme une aptitude multimodale offrant une expérience égocentrée, rudimentaire et incarnée des solides et des spatialités formées par les formes matérielles environnantes. Plus précisément, le sens des masses recrute un ensemble d’indices écho-acoustiques pour construire une représentation en faible résolution des présences matérielles et des espaces de résonnances situés autour du corps (Pillot et de Vignemont, 2025 ; Pillot et al., 2023). Ainsi, la capacité d’écholocation, décrite comme l’aptitude à extraire des informations spatiales contenues dans un système impulsion-écho (pour une revue, voir Kolarik et al., 2014), est l’une des compétences sous-jacente au sens des masses. Ce type d’écholocation, impliquant un son auto-produit (claquement de langue ou de doigt) est appelé « écholocation active ». Bien que d’autres types de compétence sensorielle s’appuyant sur l’analyse de la réflexion des sons soient plus quotidiennement utilisés, comme l’écholocation dite « passive et basée sur l’analyse des variations du champ sonore ambiant (Ashmead et al., 1998 ; Seki, 1997), l’écholocation active est la plus étudiée et représentée dans la littérature.
Si le sens des masses est utilisé quotidiennement par les personnes non-voyantes, nous ne savons pas si les personnes bien-voyantes peuvent en faire l’expérience, ni si cette expérience s’apparente à celle expérimentée par les personnes non-voyantes.
Néanmoins, les études sur les écholocation active et passive ont montré que les personnes bien-voyantes étaient en mesure d’accéder, sans entrainement, à des informations perceptives basées sur l’analyse de la réflexion des sons. Par exemple, Gordon et Rosenblum (2004) ont montré que des participants bien-voyants aux yeux bandés pouvaient évaluer si une ouverture était franchissable en mettant en relation des informations proprioceptives (largeur des épaules) et écho-acoustiques (occlusion sonore formée par les murs entourant l’ouverture). Kritly et ses collègues (2021) ont montré que des participants bien-voyants pouvaient discriminer différentes rugosités de façades à l’écoute de variations dans le champ sonore ambiant. Ashmead et Wall (1999) ont montré que des participants bien-voyants pouvaient détecter et longer un mur à 50 cm.
Si toutes ces compétences participent au sens des masses, ce dernier implique une expérience incarnée, in-situ, pour être expérimenté en totalité. Notre méthode s’est donc appuyée sur une approche d’écologie sensible, mobilisant les outils utilisés dans l’étude des ambiances.
Un parcours, préalablement déterminé dans le centre-ville de Nantes, a été réalisé par 19 participants bien-voyants et bien-entendants. Celui-ci incluait des variations de spatialités contrastées (rue étroite, place, passage couvert) et des passages à différentes distances des murs (50 cm, 100 cm, etc.). Tous ont été réalisés le matin, pour limiter les variations liées à l’activité humaine, et tous ont été enregistrés et filmés.

Une analyse phénoménologique interprétative (IPA) a été appliquée sur les verbatims, pour mettre en évidence le contenu expérienciel en extrayant des thèmes saillants. L’analyse a révélé six thèmes : la sensation d’alerte, la sensation de présence, la sensation de localisation, la sensation des espaces ouverts, la sensation des espaces fermés et la comparaison des sensations.
A titre d’illustration, voici quelques exemples de verbatims :
P7 – « J’ai juste un peu étiré mon corps. J’ai tendu mon bras comme si je devais le faire… Comme quand on fait attention, quand on va heurter quelque chose. Un petit sentiment de « je te préviens ».
P3 – « Non, je dirais que c’est ma chaleur. Mais… c’est comme si, oui, l’objet me la rendait pour me dire « bon, je suis là ».
P6 – « Qu’est-ce que j’ai ressenti ? Comme avant. Une presque caresse sur mon côté droit, ou peut-être, je ne sais pas, vous savez, une sensation de poils hérissés ».
P16 – « On sent quelque chose sur le côté. Une sorte de toucher. On a l’impression que quelque chose entre dans notre… C’est comme s’il y avait un cercle autour de vous. Une petite zone. Et vous sentez qu’il y a quelque chose qui pénètre dans cette zone ».
P2 – « Du côté droit, je sens le vent qui passe. De l’autre côté, je sens que c’est un peu plus… capitonné. […] J’ai l’impression d’avoir une petite boule au milieu de l’oreille ».
P7 – « C’est comme si l’univers entier était blanc. Et les objets n’étaient que du noir qui passait ».
P4 – « Sur la gauche, je sens quelque chose […] avec mon épaule. Et ce n’est pas très haut. J’ai l’impression que c’est limité et quand je lève la tête, je ne l’ai plus. […] Mais oui, je dirais qu’il y a une chose ou un arbre qui n’est pas très haut ou je ne sais pas, ou pas aussi haut qu’avant ».
P13 – « C’est un très grand vide. C’est infini. Cet endroit est immense ».
P11 – “C’est… Tout à coup, il y a… C’est difficile à expliquer. C’est un sentiment d’ouverture ».
P12 – « Par rapport à tout à l’heure, quand on a commencé, on se sentait plus enveloppés, alors que maintenant c’est plus ouvert. Mais moins qu’au milieu ».
Les résultats montrent, d’une part, que les participants bien-voyants sont capable d’expérimenter le sens des masses rapidement et sans entrainement et, d’autre part, qu’ils font l’expérience de sa phénoménologie complexe, synesthésique et multimodale. Ces conclusions amènent à penser que le sens des masses existe de façon préréflexive et automatisée chez toutes personnes bien-entendante et sous-tendent une implication dans l’expérience sensible et affective des espaces urbains.
Cette étude a fait l’objet d’une communication au congrès international Internoise qui s’est tenu à Nantes, en août 2024. Il est publié dans les actes sous le titre « How do sighted people experience the sense of volume ? A phenomenal study” et co-signé par Angèle Pillot, Margot Genoist, Delphine Rommel, Frédérique de Vignemont et Laurent Lescop.
Références
Ashmead, D. H., & Wall, R. S. (1999). Auditory perception of walls via spectral variations in the ambient sound field. Journal of Rehabilitation Research and Development, 36(4), 313‑322.
Ashmead, D. H., Wall, R. S., Eaton, S. B., Ebinger, K. A., Snook-Hill, M.-M., Guth, D. A., & Yang, X. (1998). Echolocation Reconsidered : Using Spatial Variations in the Ambient Sound Field to Guide locomotion. Journal of Visual Impairment & Blindness, 92(9), 615‑632. https://doi.org/10.1177/0145482X9809200905
Gordon, M. S., & Rosenblum, L. D. (2004). Perception of Sound-Obstructing Surfaces Using Body-Scaled Judgments. Ecological Psychology, 16(2), 87‑113. https://doi.org/10.1207/s15326969eco1602_1
Kritly, L., Sluyts, Y., Pelegrín-García, D., Glorieux, C., & Rychtáriková, M. (2021). Discrimination of 2D wall textures by passive echolocation for different reflected-to-direct level difference configurations. PLOS ONE, 16(5), e0251397. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0251397
Kolarik, A. J., Cirstea, S., Pardhan, S., & Moore, B. C. J. (2014). A summary of research investigating echolocation abilities of blind and sighted humans. Hearing Research, 310, 60‑68. https://doi.org/10.1016/j.heares.2014.01.010
Pillot, A. & de Vignemont, F. (2025). Feeling presence in the dark. The journal of consciousness studies. Accepted.
Pillot, A., Genoist, M., Rommel, D., de Vignemont, F., & Lescop, L. (2024). How do sighted people experience the sense of volume ? A phenomenal study. Inter-noise and Noise-control Congress and Conference Proceedings, 270(10), 1663‑1674. https://doi.org/10.3397/IN_2024_3043
Pillot, A., Rommel, D., de Vignemont, F., & Lescop, L. (2023). Le sens des masses : Quand la réflexion des sons donne à voir l’architecture [poster]. Congrès de la Société Française de Psychologie. https://hal.science/hal-04797719
Seki, Y. (1997). On a cause of detection sensitivity difference depending on direction of object in obstacle sense. IEEE Transactions on Rehabilitation Engineering, 5(4), 403‑405. https://doi.org/10.1109/86.650299
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Angèle Pillot (18 janvier 2025). Comment les personnes bien-voyantes expérimentent-elle le sens des masses ? Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 25 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133vj