La marche comme appréhension et fabrique urbaine
Dimitra Kanellopoulou, MCF ENSA Paris Malaquais, AAU-CRESSON
Acte trivial certes, mais aussi pratique ancestrale, mode “doux” de déplacement, célébrée par une pléthore de disciplines spatiales, la marche à pied, resurgit à l’avant de la scène en tant qu’objet d’étude, mais aussi en tant que méthode percutante d’appréhension des dynamiques territoriales. Le caractère multi-facette de ce moyen efficace et économe de se mouvoir, au sein l’espace habité, nous invite à explorer davantage les possibilités des nouvelles revendications dans la fabrique des mondes contemporains.
Mots-clés : marche urbaine, arpentage, pratiques urbaines, espaces publics
Les sciences humaines et sociales [Humanities] ont déjà depuis les années 1960 vu dans la marche un fort potentiel d’investigation de pratiques et de perceptions des espaces habités. De travaux pionniers de Kevin Lynch aux écrits de John Brinckerhoff Jackson, la marche fut un moyen ou un joyeux prétexte pour parler de la construction des imaginaires et la signification des discours souvent peu pris en compte dans les enquêtes quantitatives en géographie urbaine. Dans la continuité du tournant géographique nommé ainsi par Jacques Lévy (1999), chercheurs et professionnels s’occupant de l’Urbain, trouvent dans la marche une terre fertile d’expérimentations. Nombreuses sont les publications qui voient le jour après les années 2000 en explorant les liens intrinsèques entre l’acte de marcher et les émotions (Bendiner-Viani, 2005 ; Spooner, 2023), la sociabilité, l’animation des espaces publics etc. Si la marche fut, quant à elle, centrale dans les politiques d’aménagement déjà des années 1980 et un intérêt croissant pour un retour en ville (Bidou-Zachariasen, Hiernaux Nicolas, Rivière D’Arc, 2003), le monde opérationnel l’a inclut dans des démarches de concertation beaucoup plus récemment. En s’appuyant sur la marche comme méthode d’interroger comment les hommes, les femmes, les enfants… perçoivent l’espace arpenté, les architectes, urbanistes, paysagistes, accèdent à une riche boîte à outils et portent lumière sur les facteurs qui déterminent un grand nombre d’usages des espaces quotidiens (et pas que). Il serait vain de faire ici une généalogie de la marche, surtout quand en France, il existe un corpus bibliographique particulièrement appétissant. Cependant, il serait peut-être justifié de tenter quelques questionnements contribuant éventuellement à un débat de plus en plus vif sur les passerelles que l’on pourrait construire entre les mondes professionnels et les modalités d’actions. La marche posséderait – se trouve-t-il- cette capacité merveilleuse de fédérer des groupes d’acteurs autour des problématiques complexes en proposant un langage ancré, direct, ouvert à l’appropriation.

La question qui reste à explorer est comment la marche pourrait informer d’une manière renouvelée des méthodes pluridisciplinaires de recherche et cela dans un contexte de forts basculements en termes de moyens alloués dans l’opérationnel et des conflits territoriaux croissants. Un large éventail de procédés et de protocoles accompagne aujourd’hui les études urbaines combinant des héritages de courants sociologiques du XXème siècle et des nouvelles entrées que l’Art peut offrir (cf. les travaux des artistes Francis Alys, Hamish Fulton, Janet Cardiff, Tim Brennan…). Le tournant effectué, de l’étude de la marche comme mode de déplacement à l’étude de la marche comme moyen de compréhension incarnée des échelles, des rythmes, du contexte urbain, reste aujourd’hui d’actualité. L’archétype du flâneur Baudelairien, introduit des discours et des écrits sur la nécessité de regarder la ville de près, d’instaurer un regard attentionné aux détails et trivialités du vécu urbain. Par la marche, nous (chercheurs, enseignants, professionnels, citoyens…) espérons encore aujourd’hui observer, capter, ce qui échappe à la maille des études de transports, ou des “diagnostics urbains”.

Pourtant l’ingéniosité de William Whyte, observant méticuleusement les espaces publics via la vie de la rue [streetlife], rappelle la nécessité des approches complémentaires et met l’accent sur l’importance de l’évolutivité de l’espace observé. L’essai de rationaliser ce que l’on regarde, ce que l’on tire des observations de la marche reste un sujet épineux surtout dans le monde opérationnel. Il y a aussi une distinction à faire entre la reconnaissance de l’importance de la vie piétonne et celle des espaces publics plus largement dans le devenir des villes (tourisme, mixité etc.) et la volonté de pousser les recherches dans l’outil marche à pied comme méthode de mesure de la vie urbaine (via l’essor notamment du numérique et plus récemment des AI). Certes l’observation de l’individu par des moyens peu quantifiables et reproductibles à l’identique a été marginalisée comme manquant de dimension scientifique. Or, plusieurs travaux pionniers (Moles, 2008) ont su défendre l’importance du regard in situ et l’expérience partagée que la parole en marchant offre (Anderson, 2004). Il existe ici une approche tout à fait différente par rapport aux études des plans, aux études de mobilités, aux vues vol d’oiseau ; c’est l’acceptation de l’importance d’un regard fragmentaire itératif et d’une lecture impossiblement linéaire de l’espace habité. Les situationnistes et la psychogéographie (Sinclair, 1997) ont bel et bien fait le premier pas, en proposant des vues énigmatiques, des signifiants déconnectés, qui formeraient une matrice peu cartésienne de l’expérience du monde. Depuis, la manière dont on regarde l’espace urbain a bien évolué et en cela, les travaux sur la mobilité et l’expérience de celle-ci (Cresswell, 2006, Desportes, 2005) ont largement contribué. La marche n’a pas seulement pris son envol comme sujet d’étude mais elle a aussi transformé in fine le processus d’enquête. Si plusieurs travaux parlent de la méthode en soi (Macpherson, 2016) nous avons malheureusement aujourd’hui peu de témoignages des chercheurs quant à leur expérience et la transformation de leurs regards. La question de la retranscription des données [data] reste un thème clivant. Des cartes, des retranscriptions d’interviews, des fiches de parcours commentées, alimentent au fil du temps l’arsenal des méthodes d’enquête urbaine mais restent exposés aux risques des regards biaisés, au manque de comparabilité facile etc.

La question est comment les résultats des observations issues de la marche à pied, peuvent être évalués. La réponse reste en suspens car la notion même d’évaluation ne peut pas s’appliquer ici de la même manière qu’elle s’applique dans ce que l’on appelle ‘des sciences dures’. Ne serait-il plutôt utile de faire un pas de côté et de discuter sur la valeur ajoutée de l’approche qualitative des méthodes liées à la marche ? Par le simple fait de se dérouler en temps réel dans le contexte étudié, la marche met la lumière sur des zones grises d’interprétation des études dites quantitatives ou des lectures descendantes. Ce qui est représenté comme limite géographique sur une carte reste peut-être une séquence de transition pour le marcheur urbain. Ce dernier propose souvent des continuités peu perceptibles aux lunettes de l’aménageur etc. Ce qui émergerait ainsi comme priorité serait d’explorer la corrélation entre la pratique de la marche et des enseignements que des espaces en devenir (Massey, 2005) pourraient nous livrer. En acceptant le non perfectionnisme du corps mouvant dans l’espace, nous acceptons de regarder cet espace avec une autre souplesse et de trouver des outils innovants pour traiter sa malléabilité et instabilité constante. En penchant le regard sur l’importance que peuvent avoir les visions, émotions, espoirs, comportements des humains rencontrés, nous accédons à des dynamiques de transformation du contexte inexplorées. Si le corps mobile a suscité depuis tôt l’intérêt des philosophes et sociologues pour son lien avec le paysage habité (Pinder, 2011), il s’est mis à l’épicentre des approches de plus en plus expérimentales croisant focales de vue dans l’espace-temps et en ajoutant de l’épaisseur dans la lecture subjective du palimpseste territorial (pour reprendre le terme de André Gorboz). L’évolution des concepts relatifs à la méthode, accompagneront aussi la transition progressive dans la définition du paysage (dans le monde anglo-saxon aussi) non comme une entité figée mais comme une production relationnelle (Macpherson, 2016). Les travaux pionniers de Michel De Certeau (1984) sont d’actualité si on considère à quel point la quête reste assoiffée pour ce qui fait sens, ce qui est signifiant pour les populations des enclaves, des territoires marginalisés, des quartiers ‘bonifiés’ sur l’autel du profit. En mobilisant le sens, la marche est par excellence un acte d’immersion transformatrice. En tant que méthode, elle s’inscrit dans un renouveau des regards sur l’Urbain (expériences des mobilités, géographies émotionnelles etc.) mais apporte des pistes d’investigation du temps présent urbain. S’il est vain de lister les différentes manières de marcher, il est aussi impossible de qualifier des espaces que par l’impact (via les sens, l’usage possible etc.) qu’ils ont sur les corps mobiles. Cela nous amène à nous interroger sur les moyens de conceptualisation d’une méthode qui échappe des a priori et qui invite à des regards par définition révolutionnaires ; révolutionnaires dans le sens où, ils pourraient mettre en cause les formes, les géométries, dessinées, construites, et seraient constamment prêts à revendiquer dans la trivialité ou l’hostilité même du contexte, des fabriques autres de la Ville.
Bibliographie
ANDERSON, Jon, 2004. “Talking Whilst Walking: A Geographical Archaeology of Knowledge”. Area, 36(3), 254–261.DOI : 10.1111/j.0004-0894.2004.00222.x . [En ligne] https://www.jstor.org/stable/20004390.
BENDINER-VIANI, Gabrielle, 2005. “Walking, Emotion, and Dwelling.” Space and Culture 8.4: 459-71 [En ligne]
BIDOU-ZACHARIASEN, Catherine (eds.), 2003. Retours en ville : des processus de “gentrification” urbaine aux politiques de “revitalisation” des centres. Paris: Descartes, (Les Urbanités).
CRESSWELL, Tim, 2006. On the Move: Mobility in the Modern Western World (1st ed.). New York, Routledge. https://doi.org/10.4324/9780203446713
DESPORTES, Marc, 2005. Paysages en mouvement : transports et perception de l’espace, XVIIIe-XXe siècle. Paris: Gallimard.(Bibliothèque illustrée des histoires)
MACPHERSON Hannah, 2016. “Walking methods in landscape research:moving bodies, spaces of disclosure and rapport”, Landscape Research, 41:4, pp. 425-432, DOI: 10.1080/01426397.2016.1156065)
MASSEY, Doreen B., 2005. For Space. London, Sage Publications
MOLES, Kate, 2008. “A Walk in Thirdspace: Place, Methods and Walking”. Sociological Research Online, 13(4), 31-39. https://doi.org/10.5153/sro.1745
PINDER, David, 2011. “Errant Paths: The Poetics and Politics of Walking”. Environment and Planning D: Society and Space, 29(4), 672-692. https://doi.org/10.1068/d10808
SINCLAIR, Ian, 1997. Lights Out for the Territory. London: Granta Books
SPOONER, David, 2023. “Walking for Wellness: “Feeling Maps” Can Help Planners to Create Campus Routes That Improve Student Well-Being.” Planning for Higher Education 51.2 (2023): 11-21
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Rencontre AAU (3 novembre 2023). La marche comme appréhension et fabrique urbaine. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlxn