Eclairer l’ordinaire urbain par sa fabrique du quotidien
Solal Lambert-Aouizerat, doctorant au laboratoire AAU-CRENAU, Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes
Cette communication est issue de la table-ronde « L’ordinaire en ses objets et ses terrains », s’inscrivant dans la cinquième Rencontre AAU : L’ordinaire de la fabrique urbaine. Elle propose une immersion dans le quotidien des « petites mains » en charge de l’application des normes d’urbanisme locales : les instructeurs d’autorisation d’urbanisme. Nous verrons en quoi cet objet de recherche autant que ses méthodes d’accès permettent un nouvel éclairage de la production matérielle quotidienne de la ville.
Mots-clés : fabrique urbaine ; ethnographie ; ordinaire ; guichet ; instruction

Aborder un tel questionnement scientifique aujourd’hui revient à s’inscrire dans une série de plusieurs constats. Tout d’abord, acter que l’urbanisme dit « de projet » redéfinit les temps de l’action publique, son réseau d’acteurs et son mode opératoire. Ensuite, considérer un changement d’échelle de cette action vers une planification territoriale, via les EPCI (métropoles ou intercommunalités), autant à travers leur structuration administrative que par le transfert de compétences en matière d’urbanisme des communes vers leurs structures intercommunales. Enfin, appréhender la démultiplication des normes intervenant dans le processus de production de la ville (accélérée par la transition écologique), parallèlement au désengagement de l’Etat dans son outillage technique, contraignant un recours à l’ingénierie privée de la part des collectivités locales.
Partant de cela, une série de questionnements s’ouvre à nous : Comment l’action publique urbaine se saisit de l’ordinaire, se situant en dehors des zones d’intervention des projets urbains (hors OAP, hors ZAC, etc) ? Comment le met elle en mots dans le droit et le performe à travers ses outils règlementaires, alors qu’elle ne peut recevoir, en droit, que des éléments déclaratifs (les autorisations d’urbanisme) ? De plus, le contrôle, le suivi de cette décision (nous entendons ici d’un suivi des chantiers et des constructions achevée) est-il institutionnalisé et systématisé, ou bien conditionné au niveau d’engagement de la puissance publique ?
Pour éclairer ces différents questionnements, il nous a semblé nécessaire de saisir une démarche transversale d’analyse des politiques publiques, empruntant un passage par rebond du micro au macro, pour atterrir à l’échelle d’application quotidienne de projets politiques mis en normes. Pour observer cet urbanisme du « quotidien », son passage d’une norme juridique de territoire (un PLU métropolitain) à une application à l’opération (soumis à une décision communale), nous avons donc pris le parti d’aller enquêter la street-level bureaucracy de l’urbanisme (Lipsky 1980). Cet angle, ou plutôt cette échelle d’approche permet de questionner ce que ces précédents constats font à la petite opération, aux changements bâtis à la parcelle : quid d’une division en vue de construction d’une maison individuelle, d’une surélévation, d’une extension, etc.
En amenant ce « regard ethnographique au chevet de l’action publique » urbaine locale (Belorgey 2012), il sera alors possible de contribuer à l’éclairage de nouvelles « coulisses de la fabrication de la ville » (Biau, 2012)
L’ordinaire de la fabrique urbaine : appréhender l’instruction du droit des sols
L’étude des nouvelles écritures des plans locaux d’urbanisme inscrivant des règles plus souples dans les règlements a été saisie lors de précédentes recherches et mises en lumière dans le jeu de négociation entre promotion immobilière et action publique locale (Maurice 2013). Nous n’évoquerons pas ici la place du PADD et des OAP qui encouragent par des outils juridiques adaptables un urbanisme par projet. Il en va de même dans ce même jeu de négociations et de transactions dans l’élaboration des règlementations encadrant la délivrance de droits à bâtir (Le Bivic 2020).
C’est venir sonder une autre échelle de négociation que de regarder la place du guichet de l’urbanisme et de ses acteurs pour identifier, par analyse des interactions que l’on y observe, les mobilisations du droit et d’outils techniques pour illustrer l’atterrissage des politiques publiques dans les projets acceptés.
Cette attention au détail renvoie donc à l’outillage institutionnel à disposition pour assurer un suivi des dossiers : que se passe t’il lorsqu’un turn-over a lieu dans les services, pour inspecter un terrain par exemple 3 ans après la délivrance de l’autorisation ? Y a-t-il centralisation de l’information ou délégation à un agent spécialisé (cf les surveillants de travaux, à la ville de Nantes) ? Quel est le rapport à l’archive dans les services instructeurs ? Sur quels critères reposent l’attention au suivi de chantier sur un terrain donné, ou d’une autorisation délivrée, entre exigence individuelle de l’agent et dispositif institutionnel ?
Partir de l’instruction au guichet permet enfin se saisir que l’on se situe ici à mi-chemin entre mise en application, à l’échelle de l’opération, de politiques publiques métropolitaines – avec son lot de variabilité d’applications communales, et gestion de la réalité matérielle de régularisation de constructions historiquement illégales, en décalage avec le plan, hors du cadre déclaratif de l’autorisation. Jongler, au quotidien, entre injonctions et adaptabilité.
L’ordinaire dans la fabrique urbaine : enquêter un guichet de l’action publique locale
Réaliser une ethnographie critique de l’action publique locale (Dubois 2012) permet ici d’approcher cette fabrique du droit, à la manière d’un Bruno Latour, dans une perspective urbanistique en utilisant le « terrain comme site cognitif, comme une situation à construire » (Hibou 2021). L’intérêt de l’ethnographie au service de l’enquête est bien de venir décrire « ce qu’on ne voit pas » (Weller 2011), en observant l’instructeur au travail, en réunion avec ses collègues du services, sur le terrain avec (voir « chez ») des pétitionnaires. Mais c’est aussi s’intéresser à la production de droits, aux arrêtés refusant ou autorisant les demandes de droit des sols. Dépasser la simple formulation juridique, pour penser un « raisonnement pratique en situation qui travaille par une élaboration de « cas » plus que par une application de « règles » » (Ost 2014) : savoir saisir la problématique liée la gestion de l’arbre, de la clôture, de la voiture (où la gare-t-on ?), des eaux pluviales… ces éléments qui vont venir, à l’échelle de la parcelle, devenir des points de friction ou des points de détails qui accrochent, qui achoppent.
L’utilisation des affaires permettrait de cercler cette problématique et d’aller plus loin dans l’étude de l’évolution de l’instruction, en interrogeant la nouvelle place de ce métier dans l’injonction de la puissance publique sur la production du logement. Par rebond, elle viendra éclairer l’écologisation de la fabrique urbaine de par ses dispositifs normatifs et institutionnels.

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Bibliographie
BELORGEY, Nicolas, 2012. De l’hôpital à l’état : le regard ethnographique au chevet de l’action publique. Gouvernement et action publique. 20 juin 2012. Vol. 1, n° 2, pp. 9‑40. DOI 10.3917/gap.122.0009
DUBOIS, Vincent, 2012. Ethnographier l’action publique : les transformations de l’État social au prisme de l’enquête de terrain. Gouvernement et action publique. 2012. Vol. 1, n° 1, pp. 83‑101. DOI 10.3917/gap.121.0083.
HIBOU, Béatrice, 2021. Le terrain comme site cognitif. Une perspective wébérienne de l’articulation empirie et théorie. Sociologie. 2021. Vol. 12, n° 4, pp. 427‑437.
LE BIVIC, Camille, 2020. Urbanisme rural sous influence métropolitaine. Ressources et épreuves des pratiques planificatrices locales en Ile-de-France et en Loire-Atlantique [en ligne]. Thèse de doctorat. Université Paris-Saclay. [Consulté le 13 novembre 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.theses.fr/2020UPASB020
LIPSKY, Michael, 1980. Street-Level Bureaucracy : Dilemmas of the Individual in Public Service. Russell Sage Fondation.
MAURICE, Romain, 2013. La règle de droit comme ressource au service des acteurs du développement urbain. Géocarrefour. 15 décembre 2013. Vol. 88, n° 3, pp. 195‑206. DOI 10.4000/geocarrefour.9165.
OST, François, 2014. Penser par cas : la littérature comme laboratoire expérimental de la démarche juridique. Revue interdisciplinaire d’études juridiques. 2014. Vol. 73, n° 2, pp. 99‑131. DOI 10.3917/riej.073.0099.
WELLER, Jean-Marc, 2011. Comment décrire ce qu’on ne voit pas ? Le devoir d’hésitation des juges de proximité au travail. Sociologie du travail. 1 septembre 2011. Vol. 53, n° 3, pp. 349‑368. DOI 10.4000/sdt.8776.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Solal Lambert-Aouizerat (22 mai 2023). Eclairer l’ordinaire urbain par sa fabrique du quotidien. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlxd