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Vers une recherche plus sensible : la piste de l’écriture fiction

Nathalie Audas, Géographe-Urbaniste, MCF Université Grenoble Alpes, AAU-CRESSON

Comment renouveler l’écriture scientifique pour laisser s’exprimer le langage des ressentis ? La sensibilité de la chercheuse est ici proposée comme une interface par laquelle il devient possible de (re)présenter le réel en mots. Une écriture plus littéraire, basée sur les tonalités d’ambiances, se libère alors et offre une perception en acte.

Mots clés : langage, fiction, perception sensible, affect

Vers un (re)nouveau du langage académique pour exprimer la relation sensible au monde

La communauté scientifique détient son propre langage, ses propres codes et termes qui sont accessibles à ceux/celles naviguant dans cette sphère et principalement dans la ou les disciplines proches de celle(s) de référence. Le langage académique en aménagement-urbanisme n’est pas le même que le langage courant ou encore que le langage des professionnels de l’aménagement urbain

Ainsi je mène une réflexion sur d’autres manières d’exprimer la recherche pour une meilleure diffusion, que ce soit pour le(s) public(s) (habitants, usagers) ou les professionnels de la fabrique urbaine (élus, associations, techniciens, etc.) et pour espérer une meilleure communication et donc interaction entre ces différents mondes.

Je cherche à comprendre le langage des ressentis en faisant s’exprimer les personnes enquêtées (adultes ou enfants) ou moi-même (pratique de l’auto-ethnographie) sur le(ur)s sensations, perceptions, humeurs, émotions, représentations.

Le langage est une manière d’exprimer notre mise en relation avec notre environnement physique et social. Il émane de notre corps par des sons, des gestes, des attitudes, le plus souvent consciemment mais aussi inconsciemment. Il est une forme de traduction de certains états d’être et de faire, eux-mêmes liés à notre propre sensibilité. Il nous permet ainsi d’extérioriser notre intériorisation sensible du monde pour entrer en communication, partager et échanger.

Laisser s’exprimer la part inconsciente de l’être

Quand on cherche à capter les manières d’être et de faire affectivement avec l’espace, lesquelles sont souvent non conscientisées, il faut réussir à dépasser le discours d’imagerie et d’ignorance, identifié par Yves Chalas (2000) pour atteindre un discours de la personne sur soi. Ce basculement ne réussit que si une barrière, presque infranchissable, est surmontée. Elle est faite des stéréotypes, des discours convenus, et des représentations collectives, qui sont autant de boucliers derrière lesquels se réfugient la personne. C’est en parvenant à faire s’exprimer l’inconscient de l’être, cet « être-là » si cher à Martin Heidegger (1958) qu’il devient possible de capter le « faire avec l’espace » tel que le nomme Mathis Stock (2006).

Pour y parvenir, j’ai expérimenté diverses techniques d’enquête et les ai comparées dans leur propension à dévoiler l’affectivité éprouvée envers un espace (Audas, 2010). L’une d’elle, la réactivation d’entretien par un objet suscitant une émotion, permet une focalisation de l’attention de l’individu sur cet objet qui lui parle (cf illustration spatiogramme) et ainsi l’enquêté n’est pas « penseur » de l’objet mais « pensif par rapport à l’objet (Audas et Martouzet, 2008). L’individu est incité à réfléchir sur lui-même et en ressort un discours davantage empreint d’éléments personnels laissant alors de la place à la sphère affective.

Figure 1 : Spatiogramme de M.X : L’ensemble de sa vie spatiale.
Cette illustration est issue de l’article cité en bibliographie (Audas Nathalie et Denis Martouzet, 2008)

Exprimer par le langage c’est donc d’abord trouver l’objet transitionnel (approche cartographique ou photographique notamment) pour que la parole de l’être se libère et laisse exprimer plus facilement la sphère intime des ressentis et des sentiments.

Lâcher prise pour oser l’écriture interprétative

Dans le cadre de la recherche ANR Mobi’kids portant sur la mobilité des enfants, une analyse originale du matériau à disposition a été menée. En utilisant les enregistrements audio des parcours commentés sur les trajets retour de l’école au domicile, a émergé une double relation : entre l’enfant et le chercheur et entre l’enfant et l’environnement. Se faisant, l’attention de la chercheuse s’est focalisée sur ces dimensions relationnelles et s’est produite une sorte de lâcher-prise ou de distance avec la scientificité́ d’un protocole. Une écriture plus poétique et sans doute moins conventionnelle s’est imposée pour restituer, sans déformer ni trahir, la réalité fine de l’expérience urbaine en train de se faire. La sensibilité de la chercheuse ne peut être occultée et ne cherche pas à l’être, bien au contraire, puisqu’elle constitue l’interface par laquelle le réel est re-présenté en mots pour dévoiler quasiment une perception en acte.

En me positionnant dans une forme de lâcher-prise et en quittant une position de surplomb, je deviens une chercheuse-analyste (Audas et al., 2020), un témoin distancié mais avec une écoute particulière dans toute la subjectivité qu’elle comporte qui apporte une autre dimension à l’analyse de l’enquête en dévoilant des perceptions et des ressentis « non-verbalisés » parce qu’enfouis au cœur de ces relations. Ce sont autant d’éléments qui ne sont pas au cœur de l’objectif de la recherche mais qui justement le renseignent en creux.

Les silences, hésitations ou modulations de la marche, relatent les différentes formes de relation à l’œuvre, ils n’étaient pas indiqués dans la grille d’analyse prévue, mais ils m’ont interpellée, parce qu’ensemble ils pouvaient faire le récit des ambiances des espaces traversés par les enfants.

L’idée est de raconter la double relation. Ce faisant se dévoile une forme d’interprétation de cette écoute que je « traduis » dans de courts textes interprétatifs. Puis sont rédigés des esquisses ambiantales (Audas et al., 2020) se nourrissant de l’ensemble de ces interprétations synthétiques pour venir révéler l’ici et maintenant des parcours commentés. En faisant ressortir les éléments communs aux divers parcours, l’objectif est, à l’instar des traversées polyglottes (Thibaud, 2001), de rendre compte d’éléments perceptifs sensoriels et émotionnels partagés. Au-delà des phénomènes perceptifs, c’est ensuite par le récit des ambiances des espaces traversés que ces esquisses proposent de mettre en lumière des tendances concernant la nature du lien aux lieux parcourus.

J’ai eu recours à la fiction pour mieux saisir dans les moments de vie que racontent les enfants, les éléments saillants de leurs relations sociale et spatiale. Deux personnages fictionnels d’inspiration réelle sont construits à partir d’anecdotes, de faits, de paroles issues de différents enfants, tous sexes et âges confondus. Les prénoms sont mixtes pour éviter tout parti pris lié au genre et puisque l’analyse n’est pas genrée et que chacun d’eux renferme autant de petites filles que de petits garçons. Ce qui les distingue avant tout c’est leur appartenance territoriale (urbaine et/ou péri urbaine).

Ce sont surtout les situations et émotions rencontrées qui ont contribué à créer ces personnages. Ils reprennent de vraies répliques associées aux enfants de l’enquête. Ils sont ainsi fictionnels mais pas complètement imaginaires.

Dépasser l’administration de la preuve par le récit-fiction

Le récit vient apporter ce qui serait resté dans l’ombre car cela fait état de mes impressions, sensations, et de mon intuition face à ce matériau encore « brut » que je n’aurais sans doute pas dévoilé, car cela met en exergue une forme de subjectivité dans l’analyse.

Et au final cela apporte un supplément de « réponses » ou cela éclaire autrement les hypothèses posées au départ. C’est une manière d’en dire plus tout en pénétrant les coulisses de la recherche. 

Il s’agirait comme le dit Laurent Matthey de ne plus figer l’expérience du réel par l’écriture scientifique mais de chercher par d’autres formes d’écritures, explicitées et argumentées, de tendre vers un réalisme plus poussé (2013 p.106)

Le récit émane d’une imprégnation de la chercheuse dans l’expérience audio du terrain dans laquelle elle prélève certaines matières au détriment d’autres (Tixier, 2021). Il s’agit de restituer le sens de l’expérience (Vermandel, 2013) et la mise en fiction a un pouvoir d’énonciation et de partage.

Ainsi, cette proposition d’écriture permet d’immerger le lecteur dans un registre sensible et émotionnel et de ressentir par procuration l’expérience de terrain en la poétisant. Cette méthode de restitution scientifique empruntant au registre des arts permet de dévoiler ce qui est habituellement effacé ou dissimulé.

L’écriture fictionnelle et poétique permet de dépasser une limite de l’écriture académique qu’est l’administration de la preuve selon une logique déductive peu applicable aux recherches sur le sensible et les émotions. La publication scientifique est souvent l’objectif et la subjectivité est occultée et reste reléguée dans des carnets de note.

Quelle place pour le récit-fiction dans l’écriture scientifique ?

La traduction est au cœur de ce type d’écriture et le recours à des formes poétiques semble être ce qui peut « suppléer les déficiences du texte scientifique ». Cette complémentarité littéraire qu’apporte l’esthétique poétique permettrait de tendre vers la construction de l’objectivité (Matthey, 2013). « La « rigueur » ne résiderait-elle pas aussi dans cet éloignement que permet l’écriture (littéraire)? » (Matthey, 2013, p.101)

Comme le dit Frank Vermandel, l’objet de la recherche est un objet construit ou plus exactement façonné – au sens de fingere – dans un projet intellectuel. De ce point de vue le rôle de la fiction peut s’éclairer en tant qu’outil cognitif et trouver sa fécondité dans les sciences humaines. Elle devient alors un outil d’immersion pour faire vivre par procuration.

Ecouter les podcasts de la journée sur la chaine CanalU des rencontres AAU

Bibliographie

Nathalie Audas, Fanny Vuaillat, Sandrine Depeau. 2020, Ambient Outlines of Children’s Urban Experience. A Look Back at an Interpretative Methodology. Proceedings of the 4th International Congress on Ambiances, Alloaesthesia: Senses, Inventions, Worlds, Réseau International Ambiances, e-conference, France. Vol. 2, pp. 126-131. En ligne : https://hal.science/RESEAUINTERNATIONALAMBIANCES/hal-03220383v2

Audas Nathalie et Denis Martouzet, 2008 « Saisir l’affectif urbain. Proposition originale par la cartographie de réactivation des discours ». Penser la ville- approches comparatives, Oct.2008, Khenchela, Algérie, pp. 1-16. En ligne : https://shs.hal.science/halshs-00380553/

Audas Nathalie, 2010, La dimension affective du rapport au lieu des individus : techniques d’enquêtes comparées. Natures Sciences et Sociétés, N°18 (2), 2010, pp. 195-201. DOI : 10.1051/nss/2010025

Chalas Yves, 2000, L’invention de la ville, Paris, Anthropos, 239 p.

Heidegger Martin, 1958, “Bâtir, habiter, penser”, in : Essais et Conférences, Paris, Gallimard, (Les Essais ; 90), p.170-193

Matthey Laurent, 2013, « Chimères. Effets de réel, pacte de lecture et dispositifs esthétiques de l’objectivité », Lieux communs-Les cahiers du LAUA, N°16, 2013, pp. 99-115. En ligne : https://hal.science/REVUE-LIEUX-COMMUNS/hal-03278512v1

Stock Mathis, 2006, “L’hypothèse de l’habiter poly-topique : pratiquer les lieux géographiques dans les sociétés à individus mobiles », EspacesTemps.net, 2006. En ligne : https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_9001A0154D4E.P001/REF

Tixier Nicolas, 2023, L’affaire de l’aqueduc de la reine Pédauque. Héritages/fictions. In : BRAHY, Rachel, THIBAUD, Jean-Paul, TIXIER, Nicolas et ZACCAÏ-REYNERS, Nathalie (éd.), L’enchantement qui revient [en ligne]. Paris : Hermann. pp. 315‑327. DOI : 10.3917/herm.brahy.2023.01.0315

Thibaud Jean-Paul, 2001, “La méthode des parcours commentés”, In Michèle Grosjean, Jean-Paul Thibaud (éds), L’espace urbain en méthodes, Marseille : Editions Parenthèses, pp. 79-99. En ligne : https://hal.science/hal-01879812

Vermandel Frank, 2013. « Quels enjeux épistémologiques pour la fiction ? », Lieux communs-Les cahiers du LAUA, N°16, 2013, pp. 29-44. En ligne : https://hal.science/REVUE-LIEUX-COMMUNS/hal-03278413v1

Pour en savoir plus :

Audas, Nathalie ; McOisans, juL ; Raquin, Isabelle (2023) « Parcourir la ville : un jeu d’enfants » NAKALA.
https://doi.org/10.34847/nkl.2404plkh

Audas, Nathalie ; McOisans, juL (2023) « Parcourir la ville : un jeu d’enfants » NAKALA.
https://doi.org/10.34847/nkl.76abr599


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Nathalie Audas (27 juin 2023). Vers une recherche plus sensible : la piste de l’écriture fiction. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlxj


Nathalie Audas

Elle mène une réflexion sur l’opérabilité des affects dans la fabrique de l’urbain contemporain et notamment sur le rôle des « prises affectives » pour tendre vers un urbanisme sensible. Parallèlement à ce premier champ thématique, ses recherches sont orientées vers les expériences spatiales et de mobilité (aux différents âges de la vie) en tant qu’élément central des modes d’habiter pour en saisir les régimes d’attentions, les affordances. Enfin, l’ensemble de ces travaux scientifiques est marqué par une réflexion sur les méthodologies qualitatives en Sciences Humaines et Sociales dans leur propension à sensibiliser le chercheur tout autant qu’à « dévoiler » le sensible et ainsi innover dans les démarches et outils de projet.

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