Approcher l’ordinaire de la fabrique urbaine, tracer la ville en action. Introduction à la journée scientifique.
Elise Roy, laboratoire Ambiances Architectures Urbanités (Nantes Université, ENSA Nantes, École centrale Nantes, CNRS, AAU-CRENAU, UMR 1563)
Différentes raisons nous ont mené à mettre au travail « l’ordinaire de la fabrique urbaine » dans le cadre de cette journée scientifique consacrée à la ligne d’horizon « tracer-critiquer la fabrique architecturale, urbaine et paysagère ». Un certain nombre des travaux inscrits dans le champ des études urbaines menés par les chercheurs de notre laboratoire se caractérisent, en effet, par une attention portée à l’ordinaire de la fabrique urbaine, dans lesquels ils tentent d’approcher au plus près les activités qui fabriquent de la ville, qui fabriquent de l’espace urbain, en cherchant notamment à se tenir à distance des récits qui accompagnent la production urbaine.
Mots-clés : ordinaire, quotidien, fabrique urbaine, production de l’espace
Ces travaux sont conduits avec un parti pris théorique consistant à « tracer la ville en action » (projet scientifique d’AAU, 2022-2026), qui réclame de dépasser l’approche institutionnelle et de travailler à l’échelle micro des individus, de faire attention aux controverses et à ne pas lisser les processus de négociation et de décision, et nous met ainsi en position de rendre compte des arrangements permanents qui font les politiques urbaines et les projets d’aménagement de l’espace contemporains. Cette perspective théorique s’adosse à un parti pris méthodologique par lequel on se propose d’assurer un suivi ethnographique des activités de la production urbaine, en étant sensibles à la spatialité, à la matérialité et à la place des actants dans les dispositifs d’action. Cela nous engage, plus que d’autres démarches scientifiques émargeant aux études urbaines, à assumer la part descriptive du travail de chercheur, en tension avec la part analytique.
Les travaux menés au sein de notre laboratoire portent autant sur une fabrique institutionnelle cadrée que sur une fabrique que l’on pourrait qualifier d’émergente, renvoyant à une production de l’espace « à bas bruit » notamment portée par ces acteurs dits-ordinaires que sont les habitants ou les citadins. Ces acteurs non-professionnels peuvent être profanes, comme nos copropriétaires nazairiens qui peinent à se mettre dans une dynamique de projet pour entretenir leur immeuble vieillissant, parce qu’ils manquent de clés pour se repérer dans les mondes de la construction ou dans les mondes juridiques de la copropriété (Roy, Beauparlant, 2023). Mais ils peuvent aussi être forts de compétences, ou encore professionnels par ailleurs, comme le montrent les enquêtes portées sur des comités de quartiers (Bacqué, Fijalkow, 2006), ou sur des mouvements sociaux contre les politiques d’aménagement. De ce côté-ci d’une fabrique urbaine ordinaire que l’on tente ici de qualifier, les lignes tendent à bouger avec le développement d’expertises citoyennes et alternatives, ou encore avec l’essor des sciences participatives qui forment autant de terrains d’enquêtes nouveaux pour notre équipe, notamment investigués par les jeunes chercheurs du laboratoire.
Le choix de mettre l’ordinaire au travail à l’occasion de cette journée fait également écho au regain d’intérêt pour le petit, le moyen, le minuscule que l’on observe autant dans les mondes de l’action que dans ceux de la recherche urbaine. Ville du quart-d’ heure, urbanisme tactique, petites villes de demain, urbanisme de gestion apparaissent comme autant de catégories de l’action publique urbaine qui ont pu précédemment rester un peu dans l’ombre de deux décennies de grands projets et de politiques de métropolisation. De la même manière, urbain quotidien, périurbain, péri métropolitains, petits territoires, urbanisme des modes de vie sont autant de sujets d’attention de la recherche urbaine et architecturale qui ont comme gagné en reconnaissance durant ces dernières années.
Penser l’ordinaire de la fabrique urbaine : premières mises en perspectives
Le tournant de la recherche urbaine qui acte d’une attention portée aux acteurs et aux actions est déjà ancien, comme le soulignent différents travaux d’histoire de la sociologie urbaine (Grafmeyer, 2012, Topalov, 2013). Il y a dix ans, Yves Grafmeyer écrivait ainsi : « Que les travaux portent sur des habitants, sur des responsables politiques, sur d’anciens ou nouveaux « métiers de la ville », l’attention se fait plus soutenue que par le passé aux modalités selon lesquelles ces divers acteurs engagent dans leurs pratiques une certaine idée de la ville et font de la ville ce qu’elle est tout en lui donnant sens (…). De même, les problématiques construites autour de la notion de gouvernance, ou encore des régulations urbaines, conduisent à reconsidérer les différences et les interférences entre producteurs et usagers de la ville, entre actions publiques et actions privées et entre les diverses échelles territoriales concernées » (Grafmeyer, 2012, 36). Aussi, si ce tournant est maintenant ancien, on peut s’interroger sur les avancées de la recherche sur ce terrain d’une fabrique urbaine ordinaire depuis celui-ci.
On peut encore se demander ce que l’on peut perdre en étant ainsi concentré sur le petit, sur le micro, sur le quotidien. On peut convoquer à ce sujet un article écrit par Yvan Comeau, à la fin des années 80, dans lequel il analyse la résurgence de la vie quotidienne comme préoccupation sociologique, et y voit une réponse à l’affaissement des grandes théories dominantes (Comeau, 1987). Le marxisme, le fonctionnalisme et le structuralisme peuvent être saisis comme des théories qui semblent omettre « la capacité de création des acteurs sociaux, la production quotidienne des dominés, l’inventivité de la masse sociale » (Soulet, 1985, cité par Comeau). Cependant, les sociologies du quotidien (rattachées à l’interactionnisme symbolique, la phénoménologie, le marxisme, la sociologie des ruses et de la résistance ou à la sociologie critique) ne seraient, selon lui, pas non plus exemptes de critiques, lorsqu’elles se tiendraient finalement trop à distance des relations structurales. En écho, on peut se demander si ces recherches sur l’ordinaire dans la fabrique urbaine peuvent nous détourner d’une investigation des structures qui mériteraient pourtant d’être éclairées, dans la tradition par exemple d’une sociologie critique de la production de l’espace. En tous cas, on peut utilement interroger les équilibres à trouver dans nos travaux entre ces différents régimes micro et macro des cadres de la production urbaine.
Si l’ordinaire est « ce qui découle d’un ordre de choses ou appartient à un type présenté comme commun et normal » (source : centre national de ressources textuelles et lexicales) et renvoie au normal, au commun, au courant, à l’habituel, et s’oppose à l’exceptionnel, on voit bien comment dans le champ de l’urbanisme et des politiques urbaines, où le juridique est important, un urbanisme de « droit commun », qu’on pourrait appeler un « urbanisme ordinaire », se montre d’un tout autre ordre que celui d’un urbanisme de grand projet qui va pouvoir mobiliser des moyens exceptionnels. Cela n’empêche pas, bien sûr, d’aller enquêter sur un ordinaire du grand projet, celui-ci ayant bien également ses chemins de routines, et ses activités quotidiennes.
Et s’il arrive que l’ordinaire soit une catégorie de définition des espaces, comme ces étages ordinaires des immeubles haussmanniens qui s’opposent aux étages nobles, on peut se poser la question de savoir s’il y a des espaces qui peuvent être qualifiés d’ordinaires, ou encore des terrains de recherches ordinaires. Il faut encore savoir saisir des faits d’espaces ou des actions de transformation de l’espace qui peuvent connaitre des trajectoires et passer de l’ordinaire à l’exceptionnel et vice-versa, quand « on sort de l’ordinaire », c’est-à-dire que l’on « s’écarte de l’usage habituel, de la pratique courante » (source : centre national de ressources textuelles et lexicales). On pense ici à la carrière d’une expérimentation, susceptible de faire passer un objet urbain ou un type d’action de transformation de l’espace de l’exceptionnel au normal, par une opération de banalisation (Bossé, Roy, 2012). On pense aussi au processus d’institutionnalisation dans les villes de pratiques émergentes, comme celles rattachées à des investissements de friches, ou aux suites données à des actions de défense d’usages dans des espaces.
On souhaite interroger aujourd’hui, à partir du champ des études urbaines, à la fois les travaux attentifs à l’ordinaire de la ville comme « catégorie de la pratique sociale », comme l’écrit M. Roncayolo (Roncayolo, 1990, p.33), et ceux attentifs à l’ordinaire de la ville comme « catégorie de l’action », comme l’écrit C.Topalov (Topalov, 2008, p. 13). Si la recherche sur l’ordinaire de la fabrique urbaine n’est pas une sociologie du quotidien, elle partage toutefois avec elle les difficultés de l’exercice scientifique consistant à mettre en lumière et en perspective l’ordinaire, ce qu’expose très bien Luce Giard dans l’introduction de l’ Invention du quotidien, dans laquelle elle revient sur le projet scientifique confié à son équipe par Certeau : « Il s’agissait de chercher à élaborer une science pratique du singulier (par laquelle) saisir sur le vif la multiplicité des pratiques, non pas les rêver, parvenir à les rendre intelligibles pour que d’autres alors à leur tour puissent en étudier les opérations. » (Giard,1990, introduction p. V). C’était un projet ambitieux qui a nécessité « un double travail de mise en évidence dans l’ordre des faits, et de mise en visibilité dans l’ordre de la théorie ». Comment en effet rendre intelligibles des petites pratiques qui produisent de l’espace ? Comment les tracer avant de les inscrire dans le champ des savoirs sur l’urbain, par les opérations scientifiques d’interprétation du réel ? Décrire et analyser l’ordinaire de l’urbain et les activités ordinaires de la fabrique urbaine peut nécessiter un travail particulier autant sur les protocoles d’enquêtes à déployer pour faire parler l’ordinaire, que sur les modalités d’écriture de la recherche. Les chercheurs réunis lors de cette journée pourront nous dire comment ils font, et s’ils s’envisagent comme « des voyageurs de l’ordinaire » (Certeau, 1990).

Ecouter les podcasts de la journée sur la chaine CanalU des rencontres AAU
Bibliographie :
Bacqué, Marie-Hélène, Fijalkow Yankel, (2006). « En attendant la gentrification : discours et politiques à la Goutte d’Or (1982-2000) ». Sociétés contemporaines no 63 (2006/3), p. 63‑83.[En ligne] https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2006-3-page-63.htm?contenu=article
Bossé Anne, Roy Elise, (2012). « Espaces témoins », Lieux Communs – Les Cahiers du LAUA, 13, 2012. ⟨hal-02507783⟩
Comeau Yvan, (1987). « Résurgence de la vie quotidienne et de ses sociologies ». Sociologie et sociétés, vol.19, n°2, octobre 1987, pp 115-123 [En ligne] https://www.erudit.org/fr/revues/socsoc/1987-v19-n2-socsoc98/001142ar/
De Certeau Michel, Giard Luce, Mayol Pierre, (1990). L’Invention du quotidien, II, Habiter, cuisiner [1980], Paris, Gallimard (Folio. Essais) 1990
Grafmeyer, Yves, (2012). « La sociologie urbaine dans le contexte français ». SociologieS, [En ligne], Dossiers, mis en ligne le 15 novembre 2012. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/4179
Projet scientifique AAU 2022-2026 : https://aau.archi.fr/laboratoire-aau/prochain-projet-scientifique-aau-2022-2026/
Roncayolo, Marcel, (1990). La Ville et ses territoires. Paris, Gallimard (Folio/Essais), 1990.
Roy, Elise, Beauparlant Claire, (2023). Web-doc : Habiter, co-habiter, agir en commun dans les copropriétés du centre-ville reconstruit de St Nazaire. Nantes, sl Web [En ligne] consultable sur https://webdoc-copro-aau.fr ⟨halshs-04092149⟩
Soulet, Marc Henry, (1987). « La recherche qualitative ou la fin des certitudes » in Jean-Pierre Deslauriers dir., Les méthodes de la recherche qualitative. Presses de l’Université du Québec.
Topalov, Christian, (2008). « Sociologie d’un étiquetage scientifique : urban sociology. (Chicago, 1925) ». L’Année sociologique, Vol. 58, nᵒ 1 (2008), p.203‑34. [En ligne] https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2008-1-page-203.htm
Topalov, Christian, (2013). « Trente ans de sociologie urbaine. Un point de vue français », Métropolitiques, mis en ligne le 16 octobre 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Trente-ans-de-sociologie-urbaine.html
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Elise Roy (23 mai 2023). Approcher l’ordinaire de la fabrique urbaine, tracer la ville en action. Introduction à la journée scientifique. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlxe