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L’ordinaire de la fabrique urbaine. Retour sur les points forts de la journée (16 mars 2023)

Véronique Biau, Chercheuse HdR, Let-Lavue (CNRS 7218), Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-La Villette Hesam-Université. veronique.biau@paris-lavillette.archi.fr

Comme l’intitulé de la journée d’études l’annonçait, c’est la notion « d’ordinaire » qui a traversé les contributions et les débats, qu’il s’agisse d’un ordinaire de la fabrique de la ville, d’un ordinaire des pratiques des lieux urbains ou encore d’un ordinaire de ces lieux en eux-mêmes. Un questionnement s’est aussi ouvert transversalement aux diverses contributions, sur le rapport du chercheur à son objet « ordinaire » et sur les effets épistémologiques de ces choix d’objets, tant à l’échelle individuelle du chercheur que dans les dimensions théoriques et disciplinaires.

Mots clés: Fabrication de la ville ; Vie quotidienne ; Patrimoine ordinaire ; Street-level bureaucracy ; Epistémologie

Ordinaire, quotidien, banal ?

Mais en quoi l’ordinaire se différencie-t-il du banal, du marginal ou plus spécifiquement du quotidien ? Le terme de « quotidien » renvoie immédiatement tant à l’acception qu’en fait Henri Lefebvre, – à la vie quotidienne dans sa « matière humaine », aux usages et modes de vie –, qu’aux belles pages d’E. Goffmann sur La mise en scène de la vie quotidienne. Comme en écho avec les objets « marqueurs » d’E. Goffmann, J.-Y. Toussaint mentionne la présence tellement évidente des objets dans notre quotidien que l’on oublie tant les conditions de leur production que leur impact sur notre perception de ce qui nous entoure. Les espaces ordinaires font eux aussi les frais d’une habituation, d’une forme d’invisibilisation, comme le souligne A. Pavero dans son propos sur les friches urbaines, qu’elles soient conjoncturelles ou structurelles, ordinaires ou extra-ordinaires par leur échelle et les paysages qu’elles dessinent.

Quand l’intérêt délaisse les opérations emblématiques et les grands récits

Comme cette journée peut en témoigner, l’intérêt porté par la recherche urbaine aux opérations emblématiques et aux tours de force de l’aménagement urbain semble régresser, laissant davantage de place à un attrait pour un « urbanisme des petites choses ». Dans quelle mesure la recherche suit-elle en cela l’évolution des modalités de fabrique de la ville ? Pour le savoir, il faudrait s’accorder sur les indicateurs qui permettraient de mesurer les parts respectives des opérations d’ampleur par rapport à des interventions plus ordinaires, sur des espaces architecturaux et urbains ordinaires eux aussi. Ce glissement signifierait-il que l’expérimentation est en train de changer de camp ? Celle-ci s’éloignerait-elle de l’architecture des grands gestes et de l’urbanisme néolibéral des grands projets et des macrolots pour s’intéresser aux alternatives dans toutes leurs formes, notamment celles qui vont de pair avec le tournant participatif et la transition écologique ?

Les chercheurs réunis dans cette journée d’études sont pleinement conscients des effets de légitimation que procure la recherche sur les objets qu’elle choisit de mettre sous son observation. Au cœur des débats : la distance par rapport à la fascination que peuvent exercer les ruines, les friches, notamment celles qui témoignent d’une histoire industrielle à laquelle nous ne sommes que peu acculturés. N. Brenu propose de faire de ces traces, complétées des mémoires encore présentes, les matériaux d’une archéologie de l’ancien ordinaire. C’est aussi l’ordinaire qu’A. Sotgia va chercher, au-delà du récit de l’attractivité, dans les pratiques des habitants d’un ensemble résidentiel exceptionnel. Mais jusqu’à quel point l’individu ordinaire, quand il devient l’objet de stratégies urbaines médiatisées, et a fortiori d’enquêtes socio-anthropologiques, reste-t-il authentiquement ordinaire ? L. Matthey évoque le braconnage par lequel le chercheur collecte sa matière, les pièges qu’il pose au réel pour le placer sous son observation. C’est une remarque qui peut évoquer les travaux d’anthropologie visuelle, qui s’appuient sur le temps long et l’absolue nécessité pour le photographe d’apprivoiser « ses » personnages, « ses » lieux avant de les photographier, faute de quoi l’image les laisserait vides de sens (voir par exemple le numéro Arrêt sur Image de la revue Ethnologie française nouvelle série, T. 37, n° 1, Janvier-Mars 2007).

Les coulisses de la fabrication ordinaire de la ville

Une autre approche de l’ordinaire s’est focalisée sur les pratiques concernant moins les lieux eux-mêmes que leur fabrication, leur gestion, notamment par l’entrée des « métiers flous » (Jeannot, 2005), peu documentés, comme celui d’instructeur d’autorisations d’urbanisme au sein des services des collectivités territoriales.  Avec S. Lambert-Aouizerat, on a pu accéder au quotidien des tâches de ces « soutiers de l’urbanisme ordinaire », bien loin des Soutiers des Grands Projets analysés par Y. Dauge, qui en fut lui-même un (Dauge, 2020) : l’instruction au guichet, – en voie de disparition –, le travail sur le terrain, l’attention portée au détail, la remontée des négociations vers l’avant-projet, à la demande des services municipaux, la hiérarchie des expertises au sein de ces services, notamment en fonction de l’ancienneté des agents, etc. Ces considérations rappellent les travaux de S. Martin et G. Novarina sur les techniciens municipaux des années d’après-décentralisation, Annales de la Recherche Urbaine n°44-45, décembre 1989). C’est aussi cette street-level bureaucracy (Lipsky, 1993) que l’on a suivie avec J. Favreau dans la fabrique des aménagements cyclables en région nantaise, un objet et une posture de chercheur en immersion qui questionnent notamment l’articulation entre logique de la technostructure et militantisme. Ces approches des « arts de faire la ville », selon l’expression que nous propose L. Matthey, ne sont sans doute pas étrangères à une certaine fascination des chercheurs pour les coulisses de l’action. Elles sont relativement nouvelles et laissent un vaste champ à défricher, à côté de travaux plus ancrés sur les groupes professionnels princeps de ce champ : urbanistes, paysagistes, ingénieurs civils, architectes. C’est d’ailleurs le projet du groupe Ville et métiers du Labex Futurs Urbains (Université Paris-Est Sup).

« Ordinaire » et pratiques de recherche

L’introduction de la journée par E. Roy invitait à une réflexion méthodologique et épistémologique sur cette « entrée par l’ordinaire » : que deviennent les grands récits, y a-t-il des terrains « ordinaires », assistons-nous à un tournant dans la sociologie urbaine, la focalisation sur « l’ordinaire » s’articule-t-elle avec la montée des sciences participatives, … ?

La réflexivité sur les motivations du chercheur à appréhender l’ordinaire a été l’un des fils transversaux des échanges : dé-spectaculariser, laisser sa place au sensible voire au poétique, s’intéresser à des objets quoique minuscules, diffus, volatils, …

On peut penser que l’évolution du recueil de données, avec les possibilités qu’ouvrent les big et open data, va contribuer à alimenter une observation beaucoup plus fine des processus et à ouvrir d’autres objets au regard des chercheurs.  Il y a là en effet, une posture à contre-courant par rapport à un contexte contemporain de l’ESR qui valorise la concurrence, l’excellence dans tous ses états. C’est aussi une prise de risque si, comme le disait P. Bourdieu, les chercheurs voient leur légitimité s’échelonner en fonction de la hiérarchie symbolique des objets qu’ils traitent (Actes de la Recherche en Sciences Sociales n°1, 1975). Ainsi le chercheur est-il pris entre deux écueils : celui de légitimer, par son travail, l’action dominante et souvent surplombante des grandes opérations et des grands projets d’une part, et faire de l’ordinaire et de la micro-échelle une « religion » au risque de disperser le regard et de mettre fin aux grandes théories socio-spatiales peut-être seules susceptibles de rendre compte des structures.

Ecouter les podcasts de la journée sur la chaine CanalU des rencontres AAU

Bibliographie :

Bourdieu, Pierre, 1975. “Méthode scientifique et hiérarchie sociale des objets”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol.1, n°1, p. 4-6 [En ligne] https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1975_num_1_1_3349

Dauge, Yves,2020. Les Soutiers des Grands Projets : l’ambition culturelle du président François Mitterrand. Paris, L’Harmattan, (Graveurs de mémoire),139 p.

Goffman, Erving.1973. La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, éditions de Minuit, (Le sens commun), 2 vol. (251, 372 p.)

Conord, Sylvaine, (dir.), 2007.« Arrêt sur Image : photographie et anthropologie », Ethnologie française nouvelle série, Vol. 37, n° 1, Janvier-Mars 2007, 192 p. [En ligne] https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2007-1.h

Jeannot, Gilles,2005. Les métiers flous ; travail et action publique. Toulouse, Octarès, (Collection Travail & activité humaine), 166 p.

Lipsky, Michael, [1980] 2010 Street-level bureaucracy: Dilemmas of the individual in public service. New York, Russell Sage Foundation, 275 p.

Martin Samuel, Novarina Gilles, 1989. “Les services municipaux d’urbanisme et d’action économiques. L’évolution des logiques professionnelles”, Les Annales de la recherche urbaine, n°44-45, pp. 115-126. DOI : https://doi.org/10.3406/aru.1989.1487

Citer ce billet : Véronique Biau, “L’ordinaire de la fabrique urbaine. Retour sur les points forts de la journée (16 mars 2023)” in Fabrique du sensible & mutations des espaces habités, 06/06/2023, https://rencontreaau.hypotheses.org/?p=2655


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Elise Roy (19 mai 2023). L’ordinaire de la fabrique urbaine. Retour sur les points forts de la journée (16 mars 2023). Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlx9


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