De l’herméneutique des pratiques habitantes à l’ethnographie du projet urbain : décrire et critiquer avec bienveillance
Laurent Matthey, professeur à Université de Genève, Département de géographie et environnement, Institut de gouvernance de l’environnement et développement territorial
La table ronde consacrée à « L’ordinaire en ses méthodes » de la journée AAU 5 L’ordinaire de la fabrique urbaine se proposait notamment d’interroger les rapports qu’entretiennent « les activités de description et de critique » dans les pratiques de recherche qui ont pour ambition de se déployer au plus près « des acteurs de la production urbaine et de leurs activités ». Ce billet revient sur les doutes préalables de l’un des intervenants, « personnage bavard en quête de légitimité », pour qui le rapport au terrain et ses acteurs engage plus largement un principe de bienveillance. Rédigé sur le mode du témoignage, il anticipe la journée AAU 6 Exprimer les mondes perçus.
Le péché originel
Assis dans l’Amphi 150 bis de l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes, j’écoute. La cinquième journée des rencontres de l’UMR AAU est consacrée à « l’ordinaire de la fabrique urbaine ». Je me souviens qu’il y a plus de 20 ans, j’avais commencé une thèse qui prendrait bientôt pour titre principal Le quotidien des systèmes territoriaux. J’imagine une sorte de continuité entre le quotidien abordé il y a près de 20 ans et l’ordinaire discuté en ce jour de mars 2023. Un effet de destin, qui devait nécessairement me conduire de l’Université de Lausanne (où j’ai soutenu ma thèse de doctorat) au CRESSON (qui m’accueille pour un congé de recherche) composante grenobloise d’AAU. C’est sans doute un peu à ce sentiment de cohérence rétrospective que Pierre Bourdieu faisait allusion alors qu’il évoquait l’« illusion biographique » qui habite nos récits de vie.
Je suis assis, j’écoute, j’imagine. Je prends des notes, entrant silencieusement en dialogue avec les différent.es intervenant.es. Dans quelques heures, je prendrai part à la table ronde consacrée à « l’ordinaire en ses méthodes ». Je refais, très vite dans ma tête, le chemin qui d’une licence en géographie m’a conduit à Nantes. Je réalise à quel point mon parcours est convenu, c’est-à-dire typique d’une époque. Et je commence à envisager une fuite. Je vais prétexter l’achat d’une barre chocolatée au distributeur automatique — et rentrer chez moi. Je suis un cliché ; un produit typique des années 1980.
Ma thèse de doctorat se posait comme un manifeste, si ce n’est un tract, pour le constructivisme typique de cette époque pour laquelle tout était « invention » : la montagne, le littoral, la ville, le travail, la vie privée… le quotidien. Cette thèse était consacrée ainsi à l’invention de la ville en tant que paysage. Plus précisément, je m’y suis intéressé aux techniques de paysagement que des poètes à l’état pratique (clin d’œil à Schütz) mobilisaient dans leur pratique ordinaire. Ils actualisaient en cela, sans le savoir, un capital esthétique (hochement de tête en direction de Bourdieu) ancien qui, de la littérature en est venu à faire corps, au moyen de différentes médiations (regard appuyé en direction des fondateurs de la sociologie du même nom). Parmi ces médiations, le dispositif spatial (ah ! Foucault) du jardin paysager et les guides prescrivant, à partir du XIXe siècle, des façons (grand sourire en direction de Certeau) de se promener en ville, d’éprouver par le corps la qualité d’un espace urbain occupaient une place de choix… Bref, le travail en question était un monument à la mémoire du radicalisme épistémologique de la géographie humaine des années 1970-1980, qui s’est attachée à chasser le naturel de toutes les pratiques sociales pour les approcher en tant que construits sociaux.
Le plus stupéfiant est que je n’ai pas connu les bancs de l’Université dans les années 1980.
Les rencontres
Cette « constructivite » était sans doute liée à un syndrome herméneutique aigu qui m’a conduit à considérer les sciences sociales comme une forme spécifique d’étude talmudique. Durant ma licence à l’Université de Genève, l’axiomatisation des sciences géographiques qu’on me proposait comme horizon épistémologique m’ennuyait. Les textes de Michel de Certeau, d’Olivier Schwartz et de Pierre Sansot exerçaient ainsi sur moi une forme de fascination d’autant plus grande qu’ils me paraissaient dessiner un passage permettant de rejoindre cette outre-ville où le secret de nos pratiques spatiales se tenait « tapi dans l’ombre ».
Du haut de l’Empire State Building, De Certeau m’invitait à abandonner le point de vue zénithal du déductiviste pour appréhender, à « fleur de sol », une créativité ordinaire qui toujours parvient à ménager des « interstices », dans un espace normalisé. Je m’asseyais à côté de lui, dans un train, pour éprouver cette dialectique du « naval » et « carcéral » qu’il saisissait dans la tension qui se joue entre un mobile qui file sur des rails et une pensée qui rebondit d’un élément du paysage à l’autre alors que le pays défile derrière la vitre.
Olivier Schwartz m’encourageait à observer dans la durée, à participer au monde que l’on souhaite décrire pour le comprendre. Je lisais Le Monde privé des ouvriers comme un roman, puis je conférais au livre le statut d’un ouvrage sacré. J’y puisais la conviction que la méthode est la partie la plus noble d’un travail de recherche d’une certaine ampleur, dans la mesure où elle est le lieu où la personne qui cherche déplie un dispositif qui est plus que des techniques de recueils d’information : une manière de rencontrer d’autres sujets de la recherche.
Pierre Sansot m’invitait à considérer l’indissociabilité des lieux et des êtres qui font la ville. Il m’encourageait surtout à considérer avec intérêts des objets, des gestes qui, minuscules, sont souvent tenus pour dérisoires. Il me rappelait que la description est une méthode puissante alors même que les géographes, pour accomplir leur révolution théorique des années 1970, la renvoyaient à un stade préscientifique. La description — que l’on qualifierait bientôt d’épaisse, mais que Sansot se contentait de vouloir longue — des lieux et des êtres permettait de comprendre en quoi la ville se rêve dans ses habitants — et réciproquement.
Il me semblait que cette poétique pouvait résonner avec les arts de faire certaliens. Le pouvoir de transformation que les lieux ordinaires exercent sur les êtres est tout autant dans l’objet que dans le sujet. Il résulte d’une manière d’user du milieu. Il est une technique en somme, qui participe d’une phénoménologie. L’observation au long cours des pratiques habitantes permettrait de comprendre ce balancement entre objet et sujet, qui fait de la ville une machine à projections, nous envoyant en permanence dans des états un peu second, entre veille et rêve.
Le dogmatisme
Je réalise que cette inclination pour l’herméneutique, cette conception romantique du terrain, cette exaltation enfin des rencontres qu’on peut y faire menaçait de se cristalliser en une forme de morale rigoriste. Apprenti chercheur, les sciences sociales m’apparaissaient ainsi comme une manière de me tenir dans le monde — ce qui est une définition possible de l’éthique.
Je me souviens d’ailleurs avoir déployé la méthodologie du livre 3 de ma thèse en un chapitre titré « Réfléchir ses limites : une posture intellectuelle et existentielle ». Une préconception de la façon dont il convient d’entrer en relation avec le monde en était venu à déterminer les besoins d’information de la recherche. Les questions de méthode étaient devenues affaire de posture et de positionnalité.
Assis dans l’Amphi 150 bis de l’ENSA Nantes, alors que ma participation à la table ronde consacrée aux méthodes de l’ordinaire approche, que je dois précipitamment faire mon examen de conscience, je me demande si je n’opposais pas au dogmatisme de l’hypothético-déductivisme, un dogmatisme non moins caricatural de l’induction et de l’empirisme.
Plus consensuel, je tends en tout cas aujourd’hui à me dire que la méthode est un espace qui permet d’abord de montrer que les sources que l’on fait advenir en enquêtant sont fiables, qu’elles sont suffisamment explicites pour permettre à des tiers de discuter les interprétations produites par une personne qui cherche ; qu’elle est, en somme, un espace qui garantit un dialogisme en posant les conditions de l’élaboration de contre-interprétations. J’ai aussi le sentiment d’être un tout petit peu moins déclaratif et un peu plus démonstratif.
De la critique à la critique de la critique
L’apprenti-chercheur romantique qui s’intéressait au mode de consommation ordinaire de la ville — c’est-à-dire aux pratiques rusées qui partout, toujours, produisent du paysage où il n’y en aurait pas selon la théorie — est aujourd’hui un enseignant-chercheur embourgeoisé. Je m’attache à présent à saisir l’ordinaire de la fabrique urbaine du point de vue de sa production. Et je procède le plus souvent en étudiant ce que Laurent Devisme a appelé, je ne sais plus où tant je me suis approprié la formule, des « collectifs au travail ».
Dans l’Amphi 150 bis, je réalise toutefois que l’objet est resté le même (la fabrique de la ville de laquelle participe ses habitants), tout comme l’appareil conceptuel (les arts de faire) et l’approche (observer, décrire, écrire) que lors de mon premier travail d’une certaine ampleur (un mémoire de licence consacré aux squats genevois). M’intéressant désormais au déploiement des politiques publiques (dont le projet urbain est une des figures possibles) « par le bas », je focalise sur la créativité ordinaire des différents acteurs de la production urbaine. Ceux-là mêmes qui, dans les administrations, dans les agences, inventent (on y revient) ce qui manque pour réaliser leur mission. Ceux-là qui par exemple bricolent dans les interstices du droit administratif, qui « acclimatent » des références globalisées à des contextes locaux pour faire mieux ou tout simplement pour confiner les sources professionnelles de désagrément. Je tends à m’arrêter sur la description de ce qui se répète, pèse, lasse, décourage — et est donc susceptible de fonctionner comme un appel au génie du bidouillage.
Cette entrée à l’avantage d’ouvrir à une autre lecture de la fabrique urbaine. Parfois, les intérêts capitalistes, les classes dangereuses qu’il faut éloigner des zones de chalandise ne sont pas ce qui guide en première instance l’action. Le désir de réduire la pénibilité de son propre travail a aussi une incidence sur les formes produites, la ville que l’on promeut. On cherche juste « à réduire les ennuis », « à se faciliter le travail d’entretien », « à réduire les coûts d’exploitation »… Juste à.
Entre activité de description et travail de critique, le choix d’un regard bienveillant sur l’ordinaire de la fabrique urbaine, l’intérêt pour les trésors de créativité que les acteurs déploient quotidiennement dans le cadre de leur pratique professionnelle, la description des techniques mises en œuvre pour ouvrir des interstices permettent ainsi de documenter la manière dont la fabrique urbaine nécessite toujours d’articuler les interprétations macro et micrologique, les structures et les actions…
Mince ! encore un truc des années 1980.
Il est 16 h 30. J’ai laissé passer la chance de m’enfuir. Il va me falloir avoir le courage d’aller témoigner de la manière dont les cycles de vie d’un chercheur travaillent la manière dont il a approché l’ordinaire de la fabrique urbaine.

Ecouter les podcasts de la journée sur la chaine CanalU des rencontres AAU
Bibliographie
SCHWARTZ, Olivier, 1990. Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord. Paris, PUF., 531 p.
CERTEAU, Michel de, [1990] 1980, L’invention du quotidien, tome 1. Arts de faire. Paris, Gallimard (Folio.Essais), 349 p.
SANSOT, Pierre, 1971. Poétique de la ville. Paris, Klincksieck.(Collection d’esthétique), 422 p.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Laurent Matthey (19 mai 2023). De l’herméneutique des pratiques habitantes à l’ethnographie du projet urbain : décrire et critiquer avec bienveillance. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlxa