L’ordinaire en ses tensions
Alice Sotgia, Maîtresse de conférences en sciences humaines et sociales (ENSA Paris-Malaquais – UMR AUSser-ACS)
Ce billet s’inscrit dans le cadre de la table-ronde « L’ordinaire en ses méthodes » qui s’est tenue lors de la cinquième Rencontre AAU : L’ordinaire de la fabrique urbaine. Il propose de revenir sur quatre binômes qui sont souvent pensés de manière antinomique : description et critique ; cadré et émergente ; terrain et corpus ; quotidien et événementiel. Au contraire, le traçage et la critiquer de l’ordinaire de la fabrique urbaine nous suggère l’intérêt de questionner leurs relations réciproques.
Mots clés: Ordinaire, processus, ethnographie, quotidien, événement.

Cette réflexion méthodologique se base sur une recherche en cours qui interroge la relation entre la crise sanitaire et environnementale et l’émergence d’une nouvelle pensée des territoires non métropolitains et de leur attractivité, en prenant le Grand Reims comme cas d’étude. J’ai décidé de suivre trois processus qui me semblent concourir à la production de cette pensée de « la ville d’après » : un dispositif de participation citoyenne nommé Inventons le Reims d’après, porté par la Ville de Reims ; l’actualisation du projet de territoire, porté par l’agglomération et l’agence locale d’urbanisme, et qui a ouvert à la nouvelle marque territoriale Reims Légend’R ; et la candidature (non retenue) de la ville à Capitale européenne de la culture 2028.
L’approche ethnographique de la recherche se construit à travers une pluralité de temporalités et de méthodes d’enquête : une analyse des documents produits par les différents acteurs territoriaux, et communiqués principalement via les réseaux sociaux, pendant une longue période (de septembre 2020 à aujourd’hui) ; des observations des situations ponctuelles in situ ; des entretiens. Cette réflexion méthodologique assume également un parti pris : l’ordinaire de la fabrique urbaine n’est pas un objet spécifique (le micro, le vernaculaire, le spontané ou encore le tactique), mais une manière de voir : une approche qui décide de regarder les processus en train de se faire, dans leur quotidien, quoi qu’il s’agit de processus considérés extraordinaires (telle que la candidature à Capitale européenne de la culture) ou ordinaires (comme la concertation pour un projet de décor urbain).
Description et critique
Autant l’approche réflexive de l’ethnographie, que les processus que je regarde, ne me permettent pas de dissocier l’activité de description de l’activité de critique. Traçage et critique vont ensemble pour interroger non seulement la fabrique des formes et des politiques urbaines, mais aussi la production d’une pensée sur et pour la fabrique urbaine, que la recherche scientifique contribue également à créer. Il s’agit donc de questionner nos rôles de chercheurs et d’interlocuteurs sur le terrain, dans leurs implications analytiques et épistémologiques, ainsi que les récits situés ou fictif (Vivant, 2021) que nous produisons.
Le « je » n’explicite pas seulement un processus de recherche : ce que j’ai fait pour. Avec les ambiguïtés et les limites d’une certaine « montée du subjectivisme » (Traverso, 2020), il tient ensemble traçage et critique, les données, les interprétations et les relations produits par nos activités de recherche. Comme dans un miroir, je deviens l’interlocutrice de certains de mes interlocuteurs. Je me retrouve à répondre à des questions à propos de l’attractivité de mon terrain et de ma perception. Face à certains acteurs que je rencontre, j’ai l’impression que ce n’est pas mon expertise de chercheuse ou ma formation en études urbaines à être prise en considération, mais ma capacité potentielle à produire ou relayer un récit, comme un follower.
Cadrée et émergente
Décider de décrire et critiquer l’ordinaire de la fabrique urbaine comme un nœud d’objets et de situations différents rénove le débat sur ce qui est révélant dans cet ensemble et sur nos instruments épistémologiques et méthodologiques. Distinguer ce qu’il relève de la fabrique émergente et ce qu’au contraire s’inscrit dans la fabrique cadrée risque de devenir manichéen. L’approche tactique des pratiques (Certeau de, 1990) que nous pourrions définir émergentes profite des espaces et des temps de la fabrique cadré, alors que celle-ci cherche souvent des pratiques émergentes pour en faire une matière à projet et y trouver sa justification.
Le quotidien de la fabrique urbaine cadrée s’appuie sur les récits ordinaires des habitants – qui deviennent des followers dans les mots de certains de mes interlocuteurs – et sur leurs images instagrammées. Concours citoyens, appels à idée et événements construisent ces récits qui ne sont pas discursifs, comme ils pourraient l’être la construction de scénarios. Les habitants, anciens, nouveaux ou juste potentiels, sont au cœur de ces récits qui participent à un mouvement de sensibilisation de la pensée urbaine (Thibaud, 2018) et qui se traduit souvent dans une communication à sens unique et une rhétorique convaincante (Uyttenhove, Keunen et Ameel, 2021 : 187).
Terrain et corpus
Les trois processus sur lesquels je travaille son mon terrain : des espaces administrés et habités, des réunions, des situations et des récits que mes interlocuteurs me partagent à propos de leurs expériences et ressentis. Ces mêmes processus produisent également un corpus qui est fait de documents de travail, présentations publiques, publications internet ou imprimées, et une infinité de post publiés sur les réseaux sociaux par les comptes Twitter, Instagram, Facebook ou LinkedIn institutionnels et personnels. A côté de cette documentation, des représentations exogènes, telles que des articles de journaux et revues, élargissent ce corpus.
Pour plusieurs raisons, les limites du terrain et du corpus sont difficiles à établir. Tout d’abord, les processus que j’observe ne s’inscrivent pas dans les mêmes limites administratives. Il y a la ville, l’agglomération et le territoire du projet de candidature à Capitale européenne de la culture qui ne coïncide pas avec une limite administrative existent. Ils impliquent des acteurs très différents par rapport à leurs pouvoirs décisionnels, à leur échelle d’action ou encore à leurs compétences : habitants, élus, services territoriaux, entrepreneurs, concepteurs, cabinets de conseil,… En particulier, les réseaux sociaux semblent occuper un rôle intermédiaire, contribuant au corpus des documents que j’analyse, tout en étant un terrain virtuel où se déroulent ou se relatent des réunions, des présentations, des situations à observer et critiquer par une approche ethnographique (Pastinelli, 2012).
Quotidien et événementiel
Cette infinité de situations et d’événements constituent un flux quotidien, un récit de lieu – dans le sens transitif de réciter quelque chose – qui est porté sur le territoire (Amphoux, 2022), tout en s’appuyant sur des contributions endogènes et exogènes. Des nombreuses études ont montré les effets du phénomène de l’événementialisasion sur la fabrique urbaine (Iosa, Lallement, Rozenholc-Escobar, 2022), alors qu’Edgar Morin et Pierre Nora nous avaient déjà montré qu’un événement dépend du système selon lequel on le considère (Morin, 1972 : 17) et il a des affinités avec les moyens de communication (Nora, 1972 : 162).
Les événements organisés et relayés sans cesse, sur différents supports de communication, ont une résonance et des échelles différentes, mais ils semblent également partager un même statut d’« objet temporel », écouté et regardé simultanément par des nombreuses personnes. La « réception » de l’événement constitue l’événement (Stiegler, 2018) et il contribue au récit quotidien de l’ordinaire de la fabrique urbaine.

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Bibliographie
AMPHOUX, Pascal, 2022. “Vers un urbanisme de l’incertitude”. Raison présente, n° 222, p.49-57. DOI 10.3917/rpre.222.0049. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-raison-presente-2022-2-page-49.htm
CERTEAU, Michel de, 1990. L’Invention du quotidien. 1, Arts de faire. Paris : Gallimard. 352 p.
IOSA, Ioana, LALLEMENT, Emmanuel, ROZENHOLC-ESCOBAR, Caroline (ed.), 2022. Le pérenne et le temporaire dans la fabrique urbaine : la place des grands événements sportifs et culturels contemporains. Paris : L’harmattan. (Collection Habitat et sociétés), 204 p.
MORIN, Edgar, 1972. “Le retour de l’événement”. Communications. n° 18, p. 6-20 [en ligne] https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1972_num_18_1_1254 [Consulté le 28 avril 2023] DOI : 10.3406/comm.1972.1254.
NORA, Pierre, 1972. “L’événement monstre”. Communications. n° 18, p. 162-172 [en ligne] https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1972_num_18_1_1272 [Consulté le 28 avril 2023]. DOI : 10.3406/comm.1972.1272
PASTINELLI, Madeleine, 2011. “Pour en finir avec l’ethnographie du virtuel ! Des enjeux méthodologiques de l’enquête de terrain”.Anthropologie et Sociétés [en ligne], n° 35/1-2, p. 35-52 [Consulté le 28 avril 2023]. https://id.erudit.org/iderudit/1006367ar. DOI : 10.7202/1006367ar
STIEGLER, Bernard, 2018. La technique et le temps. Vol. 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être. Paris : Fayard.
THIBAUD, Jean-Paul, 2018. “Vers une écologie ambiante de l’urbain”. Environnement urbain / Urban environment. [en ligne].n° 13. [Consulté le 28 avril 2023]. URL: http://journals.openedition.org/eue/2135.
TRAVERSO, ENZO, 2020. Passés singuliers. Le « je » dans l’écriture de l’histoire. Montréal : Lux. 232 p.
UYTTENHOVE, Pieter, KEUNEN, Bart, AMEEL, Lieven (ed.), 2021. La puissance projective. Intrigue narrative et projet urbain. Genève : MetisPresses. 260 p.
VIVANT, Elsa, 2021. L’impasse. Scènes de l’urbanisme ordinaire. Grâne : Créaphis (Lieux habités – histoire urbaine), 212 p.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Alice Sotgia (19 mai 2023). L’ordinaire en ses tensions. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlxb