MUR HAPTIQUE – Un changement de matérialité qui réveille les sens
Cet article questionne les spécificités des ambiances conçues et construites avec la terre à travers d’une expérience sensorielle que nous avons intitulé “Mur Haptique”. Dans deux contextes différents, nous interrogeons la perception des usagers d’un espace avant et après introduire un mur en terre. Nous mettons à ce titre en avant la dimension sensible de l’architecture, par le biais du toucher et du sonore plus particulièrement.
Mots-clés : terre crue, ambiance, haptique, perception, sonore.
Vers une re-sensibilisation de l’architecture par la terre crue
La terre crue est un matériau de construction utilisé depuis la nuit des temps et qui fait partie de notre architecture vernaculaire. En utilisant les ressources à portée de main, ces architectures vernaculaires reflètent le paysage environnant : ses formes, ses textures et ses couleurs. Cette contextualisation dote les espaces d’une émotion caractéristique qui nous fait sentir qu’une construction est en harmonie avec un lieu et qui apporte une réponse unique.
Cependant, la démocratisation de l’habitat, que nous pouvons exemplifier avec les grandes opérations de lotissement, nous plonge dans une « médiocrité sensorielle » (Bloomer, K.C. Moore, C.W. 1977) : tout est pareil, les matériaux visent à maintenir l’apparence d’une perfection ou d’une nouveauté intemporelle (Pallasmaa, J. 2012) et nous ne retrouvons pas forcement la sensibilité mise en avant par la matérialité vernaculaire. La résistance à l’enregistrement des histoires de ces matériaux nous amène à des espaces atemporels et banals qui ne suivent ni les cycles des êtres humains ni ceux des milieux environnants.
Finalement, contrairement aux chantiers qui utilisent des matériaux conventionnels, les chantiers de construction en terre peuvent offrir une plus grande participation aux futurs usagers, aux non-professionnels et au grand public. Les expériences réalisées avec la terre ont permis à certains des participants d’être en contact avec une matière première. Ce lien est aujourd’hui de plus en plus rare car les matériaux et objets qui arrivent entre nos mains ont suivi de multiples transformations. De plus, leur participation leur permet d’apprendre une technique de construction en terre crue. Enfin, pourrait cette implication laisser des traces sous la forme d’une mémoire corporelle et modifier la perception d’un espace ?
Nos questionnements
Nous partons de l’hypothèse que les espaces architecturaux, lorsqu’ils sont conçus à partir des matières premières et plus précisément avec de la terre crue, ont la capacité d’orienter des ambiances spécifiques et des processus d’appréhension, conception et fabrication impliquant directement le corps et donc l’ensemble de notre sensorium. C’est pourquoi, à travers l’expérience présentée par la suite, nous nous interrogeons :
- Premièrement, comment l’utilisation de la terre crue pourrait nous aider à nous enraciner en renforçant le lien entre le corps et son milieu.
- Ensuite, comment le changement de matérialité d’un lieu pourrait-il modifier la perception de celui-ci ?
- Enfin, le fait de participer à la transformation de la matière et de l’espace a-t-il une incidence sur la perception de l’espace transformé ?
Contexte
Ce travail questionne notre rapport au monde à travers l’architecture en portant plus particulièrement attention à la matérialité qui compose nos espaces construits. Dans deux contextes différents, un premier cas d’étude à Barcelone et un deuxième à Grenoble (Figure 1), nous interrogeons la perception des usagers d’un espace avant et après introduire un mur en terre. Pour chaque cas d’étude, une mise en œuvre en terre crue différente a été réalisée : un mur en briques de terre crue (adobe) à Grenoble, et un enduit de terre à Barcelone. Nous cherchons une manière d’identifier et de décrire les types de « sentiments corporels » éveillés par ce changement de matérialité.

Mise en place du protocole d’expérimentation
L’enquête menée est basée sur un protocole d’isolement d’une durée totale de 10 minutes dans l’espace à étudier (Figure 2), décomposé en deux temps :
- Un premier temps de découverte où l’interviewé est invité à appréhender le lieu à partir de sa lecture de la réalité.
- Un deuxième temps d’accoutumance où l’interviewé est invité à s’approprier l’espace en développant une action donnée : lire, boire un thé ou un café ou écouter de la musique.

La totalité de l’isolement dans la pièce est filmé par une caméra vidéo à Barcelone et deux caméras vidéo à Grenoble. Les participants sont informés de l’existence de ces dispositifs. Cependant, l’emplacement exact n’est pas donné pour éviter une influence potentielle dans leur comportement.
Les données récoltées et analysées par la suite ont été obtenues par la mise en place des questionnaires, des entretiens individuels semi-directifs, des cartes des mouvements et des mesures physiques, principalement, sur les conditions sonores des pièces. L’utilisation d’une méthode de recherche mixte vise à obtenir une vision plus complète du phénomène à étudier (Delgado Santa Gadea K. et al. 2018).
Toutes les expériences avaient une durée totale de 30-35 minutes. À Grenoble, 33 personnes ont participé (17 dans l’état initial et 16 dans l’état final) et à Barcelone, 30 personnes (15 dans l’état initial et 15 dans l’état final).
Analyse des résultats et conclusions
Tout d’abord, notre première remarque fait référence à la difficulté des enquêtés de parler des sensations corporelles dans un espace, autrement dites, exprimer l’ambiance. Cela nous amène à un mélange de figures sémantiques difficiles parfois à catégoriser d’une façon définitive.
Par ailleurs, un « changement d’ambiance » semble en effet avoir lieu. Dans un premier temps décrit comme un espace vide (Grenoble) et froid (Barcelone), il devient un espace chaleureux, cosy, accueillant, vivant et rassurant. Le vocabulaire utilisé nous ramène dans une idée de plus de détente physique et psychologique.
La différence de technique constructive dans les deux cas d’étude semble apporter des variations dans la description de l’ambiance perçue par les participants. Le mur en briques à Grenoble transforme un espace quelconque en une pièce avec une histoire. La notion d’humain apparaît clairement dans ce cas d’étude, en faisant référence au “fait à la main”, aux traces de doigts sur la surface de briques mais aussi en faisant référence au vivant. Le côté humain sera moins remarqué pour l’enduit en terre à Barcelona, et plus “sous-entendu” dans des aspects de surface (texture) qui lui confèrent une singularité mais aussi un côté plus naturel.
Il y a une attirance générale envers le mur qui se témoigne, d’un côté, par des déplacements des enquêtés pour le regarder et le toucher ainsi que le choix de s’installer proche au mur pour s’approprier de l’espace. D’un autre côté, l’attirance est mise en évidence par les participants qui décrivent leur premier regard au mur, l’envie d’aller le toucher ou de s’asseoir dans les fauteuils placés à côté.
En ce qui concerne l’ambiance sonore en particulier, de nombreux participants parlent d’une réduction de la résonance dans la salle avec la présence des murs en terre dans les deux cas d’études. En effet, les mesures physiques témoignent d’une certaine diminution vers les hautes fréquences avec la terre crue, surtout dans le cas d’étude de Grenoble. Cependant, la différence des ressentis des participants semble être plus importante que celle mesurée. Ces retours font envisager une possible limitation de la mesure en comparaison avec les subtilités que l’ouïe humaine est capable d’apprécier mais aussi une possible influence d’autres sens et caractéristiques subjectives sur le ressenti sonore d’un espace.
L’échantillon réduit d’enquêtés ne nous permet pas d’extraire des conclusions sur le fait que la participation puisse avoir une influence, en tout cas plus que d’autres facteurs, sur la perception du changement d’ambiance. Nous constatons néanmoins que certains participants qui ne nous connaissaient pas ainsi que notre travail avec la terre, ne parlent pas du mur ni s’approchent pour le toucher. Cela met en évidence l’importance du récit liée à la perception des ambiances : la connaissance de notre travail de recherche et de l’histoire de la construction, en plus de la participation physique aux chantiers (Miranda Santos M. 2021). Cela ajoute donc un nouveau questionnement : dans quelle mesure le récit et les informations connues auparavant peuvent influencer notre appréhension de l’espace ?
La notion d’histoire et d’humain témoignée par les participants (et particulièrement dans le cas d’étude de Grenoble) nous rapproche à cette idée d’ancrage dans le temps et dans un lieu. Ce qui est difficile à définir due à l’échantillon réduit d’enquêtés c’est la cause de cet enracinement : est-ce que le fait d’extraire de la terre du site crée une conscience particulière ? Est-ce que c’est lié à la technique constructive, qui ajoute une étape de manipulation de la matière par rapport à celle de l’enduit ? Ou est-ce simplement le fait de connaître notre parcours de recherche ou être proches de notre sensibilité envers la matière ? Ce qui nous montre cette expérience c’est l’importance de la contribution du récit à ce changement de perception. Le récit pourrait être donc un début de conscience avant cet enracinement.

Ecouter le podcast sur la chaine CanalU des rencontres AAU
Marta Miranda Santos, Nuria Alvarez Coll. AAU. (2022, 24 novembre). Mur haptique : expériences autour du matériau terre. [Podcast]. Canal-U. https://www.canal-u.tv/138246. (Consultée le 4 avril 2023)
Bibliographie
BLOOMER, Kent.C. et MOORE, Charles.W., 1977. Body, Memory and Architecture. New Heaven: Yale University Press (A Yale paperbound). p. 105.
DELGADO SANTA GADEA Kenneth, GADEA Walter Federico et VERA-QUIÑONEZ Sara, 2018. Rompiendo Barreras en la Investigación. Machala, UTMACH.
MIRANDA SANTOS Marta, LESCOP Laurent, HAMARD Erwan et NAVARRO EZQUERRA Antonia. 2021. On the influence of narrative in the perception of raw earth construction.EAEA15 Monograph of the 15th Biennial International Conference of the European Architectural Envisioning Association
Huddersfield, United Kingdom, September 1-3, 2021, University of Huddersfiel. pp.105-115.
PALLASMAA, Juhani, 2012. The eyes of the skin. Architecture and the senses. Chichester, Éd. John Wiley & Sons Ltd.
Citer ce billet : Nuria Alvarez Coll, Marta Miranda Santos, “MUR HAPTIQUE – Un changement de matérialité qui réveille les sens” in Fabrique du sensible & mutations des espaces habités, 04/04/2023, https://rencontreaau.hypotheses.org/?p=2526
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Nuria Alvarez Coll (6 avril 2023). MUR HAPTIQUE – Un changement de matérialité qui réveille les sens. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 26 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlx7