Matière(s) à expérimenter
Une des principales « missions » de l’architecte est de créer des espaces qui suscitent des émotions en faisant vivre des expériences sensibles pour révéler une esthétique des ambiances, c’est pourquoi il nous semble important de développer un rapport particulier à la matière à la fois physique mais également sensible car, comme le souligne [Pallasmaa, 2010] : « Toute expérience de l’architecture qui nous touche est multisensorielle. »
Mots-clés : ambiance, matière, expérimentation, pédagogie
Pédagogie via l’expérimentation
Pour attiser la curiosité des étudiants et les sensibiliser à un rapport particulier à la matière, nous proposons un enseignement qui donne une large place à l’expérimentation. Si on peut voir dans l’expérimentation, comme Antoine Picon [Réseau Culture Constructive, 1994], une simplification à l’extrême d’un problème à résoudre, nous y projetons davantage un moyen d’isoler une question particulière pour la mettre en lumière grâce à un regard orienté, pour penser et construire autrement les espaces et les ambiances. En effet, pour nous et comme le souligne [Chelkoff, 2018] : « Expérimenter, c’est aussi sortir de certaines habitudes et de certaines normes de compréhension et d’action pour extraire de nouveaux ressorts et d’autres pratiques », c’est donc aller vers des manières de concevoir et de construire inhabituelles/inédites. De plus, l’expérimentation est également très enrichissante comme mode pédagogique car elle permet aux étudiants « de découvrir par eux-mêmes, de s’approprier des savoirs, des méthodes de pensée et de travail. » comme l’affirme [Barruel et al, 2012].
Par ailleurs, l’expérimentation physique de la matière suscite l’éveil et entretient l’attrait des étudiants pour des matériaux dont les caractéristiques naturelles les entrainent vers un rapport sensible. Et à travers la manipulation du matériau, l’expérience sensorielle est érigée comme moyen d’appréhender l’espace et les ambiances et de les concevoir. Par ce travail conjoint des matières visibles, les matériaux et invisibles, les ambiances, on se différencie des enseignements plus couramment délivrés sur les matériaux dans les écoles d’architecture qui traitent habituellement séparément les caractéristiques structurelles et physiques et les caractéristiques poétiques et symboliques.
Enseignement « Matières d’ambiances » à l’ENSA Nantes
L’enseignement que nous proposons ici, à l’école d’architecture de Nantes, est intitulé « Matières d’ambiances » et donne une large place à l’expérimentation autour de matériaux pour sensibiliser les étudiants à travailler les matières invisibles (c’est-à-dire les ambiances) à partir de la manipulation de matières visibles (les matériaux). Concrètement, on propose aux étudiants de concevoir et construire un dispositif d’ambiances habité faisant vivre une expérience sensible incluant le corps ou une partie du corps. Pour cela, le travail des étudiants est composé de différentes phases, depuis la matière brute jusqu’à la mise en forme d’un projet de dispositif d’ambiances et donne lieu à des détournements qui génèrent de nouvelles matérialités, une nouvelle esthétique et de nouvelles ambiances.
La conception du dispositif repose sur une seule matière (mono-matière), retenue pour son potentiel d’ambiances. Le potentiel évocateur de sensations et d’émotions de la matière n’est pas toujours perceptible au premier regard c’est pourquoi les tests de manipulation et le développement d’un imaginaire sont des phases nécessaires pour dépasser les préjugés, ouvrir le champ des possibles, révéler les qualités sensibles de la matière pouvant générer une ambiance. Afin de s’assurer d’aller au-delà du premier contact avec la matière et pour stimuler la créativité dans le but de nourrir la conception, il est demandé aux étudiants de mettre en forme une narration, un récit autour de la matière qui fait appel aux différents sens, à une poétique, à un imaginaire. En parallèle, les étudiants mènent différentes expérimentations avec le matériau. Il s’agit de faire en sorte de les laisser tester par eux-mêmes les matériaux et rétablir le lien entre les données issues de l’expérimentation c’est-à-dire ses propres observations et analyses et les caractéristiques physiques données par les fabricants et industriels mais aussi d’aller au-delà en révélant la matière dans toutes ces qualités et potentialités.
Dans un objectif d’ancrage dans le réel et pour alimenter la connaissance des étudiants sur les ressources du territoire et la connaissance du matériau, nous collaborons chaque année avec des partenaires fabricants qui portent des valeurs environnementales et qui se montrent intéressés par l’expérimentation de la matière dans sa dimension sensible. Au cours des années, des collaborations sont nées entre enseignants, architectes, étudiants et fabricants qui parfois ont dépassé le cadre pédagogique pour s’inscrire dans un cadre professionnel de la production architecturale.
Établir des partenariats avec des fabricants de matériaux
Si les différentes expérimentations menées sont propres à chaque matière travaillée, elles sont aussi très corrélées aux types de partenariats. Pour illustrer cela, nous nous appuyons ici sur trois d’entre eux qui montrent la variété d’expérimentations autour de la matière et de la mise en ambiances. On peut constater que les matériaux travaillés sont très différents et si le matériau travaillé ne semble pas être un matériau d’ambiances initialement, il détient la capacité à créer une ambiance, une fois travaillé.
Dans le cadre du partenariat avec Cavac-Biomatériaux (fabricant de matériaux bio-sourcés à Saint Gemmes la Plaine, en Vendée), l’expérimentation se situait dans la proposition de transcender la matière « la chènevotte », matériau habituellement utilisé comme composant isolant dans le mélange chaux-chanvre, pour en faire un matériau d’ambiance, à travers lequel on perçoit des jeux de lumières, de couleurs et à travers lequel la chènevotte est assumée et révélée. Après de nombreux tests de liants, les différentes expérimentations ont conduit les étudiants à concevoir et fabriquées des tuiles de chènevotte et colophane assemblables (figure 1), qui ont conduit à la proposition d’un projet (figure 2).


Nous avons également mené un autre type d’expérimentation dans le cadre du partenariat avec la scierie Piveteau Bois à Saint Florence. L’expérimentation se situait davantage sur le détournement d’usages d’un matériau qui ne détient pas naturellement un potentiel d’ambiances évident. L’idée était de travailler le CLT (bois lamellé croisé), un élément habituellement utilisé en structure de bâtiment ou comme dispositif d’aménagement intérieur. Les étudiants ont montré qu’il pouvait proposer un contrôle des ambiances et offrir différents usages comme le dispositif appelé « le basculator » (figure 3) qui prend la forme d’une paroi verticale modulable réalisée uniquement à partir d’assemblages mi-bois et de systèmes d’encoches. Les panneaux constitutifs de la paroi peuvent basculer à l’horizontal permettant une multiplicité d’usages qui se déclinent à des hauteurs différentes en banc, table, étagère, comptoir et qui permet de dégager des vues sur l’extérieur, tout en offrant des protections solaires horizontales et un rapport d’intimité. Le regard porté sur les caractéristiques propres du matériau, notamment son épaisseur et son poids, a conduit les étudiants à recourir à l’utilisation de la CNC 5 axes pour la réalisation avec soin des différents types d’assemblages mais aussi des différents motifs envisagés dans les panneaux comme dispositifs d’ambiances. De nombreuses expérimentations notamment sur les découpes et les réalisations de réserves ont été nécessaires pour optimiser les systèmes d’assemblages.


Figure 3 : Le basculator – Apolline Catté, Bianca Fox, Lara Fügenschuh, Salomé Tréhin (Etudiants ENSA Nantes 2021/2022) – Novembre 2021, ENSA Nantes.
En 2022, face à la difficulté d’approvisionnement des matériaux et au contexte de la RE 2020 qui implique une réflexion approfondie sur les modes de construire pour répondre aux objectifs de construire bas carbone, nous avons collaboré avec un nouveau partenaire local engagé dans le réemploi et la réutilisation. L’objectif d’Articonnex est de réduire le gaspillage de matériaux dans le secteur du bâtiment. Dans le cadre de ce partenariat, les expérimentations prolongent l’idée de redonner une valeur à des matériaux qui auraient dû être des déchets et qui « ne valent rien » : il s’agit de matériaux issus du réemploi, c’est-à-dire de matériaux qui ont déjà été utilisés et qui ont été déposés soigneusement sur les chantiers de déconstruction dans le but de les réintégrer par la suite dans un nouveau projet ou des matériaux déstockés qui correspondent à des erreurs de commande, des invendus, des surplus de chantier, des fins de série. L’idée étant de leur redonner une deuxième, voire une troisième vie, en les détournant de leur usage initial pour proposer de nouvelles mises en œuvre, assemblages répondant à de nouveaux usages et de nouvelles esthétiques mais surtout proposant de nouvelles expériences sensibles et de nouvelles ambiances (figures 4 et 5). C’est aussi précisément parce que nous évoluons dans un monde d’images où le visuel est prépondérant qu’il semble également nécessaire de rétablir le rapport aux autres sens.



Ecouter le podcast sur la chaine CanalU des rencontres AAU
Armand Du Tertre, Aniss Tlemsamani, Céline Drozd, Virginie Meunier, Pauline Ouvrard. AAU. (2022, 24 octobre). Matière(s) à expérimenter. [Podcast]. Canal-U. https://www.canal-u.tv/138254. (Consultée le 4 avril 2023)
Bibliographie
BARRUEL, Monique, PLANCHAT, Claire, 2012. Un dispositif méthodologique de transmission de connaissances plurielles pour l’architecte de demain. Biennale internationale de l’éducation, de la formation et des pratiques professionnelles [en ligne]. Juillet 2012, Paris. [Consulté le 01/02/2022]. Disponible à l’adresse : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00801121.
CHELKOFF, Grégoire, 2018. Expérimenter l’ambiance par l’architecture, Ambiances. [en ligne] 4. mis en ligne le 5 décembre 2018. [Consulté le 31 mars 2022]. DOI 10.4000/ambiances.1558
PALLASMAA, Juhanni, 2010. Le regard des sens. Paris : Edition du Linteau. 99p.
RESEAU CULTURES CONSTRUCTIVES, 1994. L’Expérimentation architecturale : problèmes, perspectives. Retranscription des échanges du séminaire de travail. Paris : Bureau de la Recherche Architecturale. 30p.
Citer ce billet : Céline Drozd et Virginie Meunier, “Matière(s) à expérimenter” in Fabrique du sensible & mutations des espaces habités, 04/04/2023, https://rencontreaau.hypotheses.org/?p=2495
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Céline Drozd (6 avril 2023). Matière(s) à expérimenter. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 25 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlx6