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Enquêter des lieux par le sensible : de la rivière du Drac au maraîchage de Seine-et-Marne

La thématique du sensible est de plus en plus présente dans les études en sciences humaines et sociales. Que ce soit à travers des réflexions sur l’importance du sensible dans le social (Gélard, 2016), ou des réflexions méthodologiques sur les moyens d’étudier ces sensibilités (Elliott & Culhane, 2017). Dans ce billet, nous reprenons les réflexions élaborées lors d’une table ronde à la journée d’étude du laboratoire AAU du 21 octobre 2022, entre Lucile Wittersheim (anthropologue, PALOC-MNHN) et Sébastien De Pertat (géographe, AAU-Cresson). Cette table ronde était l’occasion de mettre en dialogue nos réflexions et terrains.

Mots-clés : sensible, méthodologie, perceptions, maraîchage, écoute

1. Enquêtes sensibles

Une enquête sensible est un avant tout un terrain que l’on choisit d’aborder avec une attention particulière pour ses dimensions sensibles. En effet, si le sensible a toujours été présent dans les études en sciences humaines et sociales, car faisant partie des mondes humains, une enquête par le sensible choisit de placer celui-ci au cœur de l’enquête, et de développer des outils méthodologiques adaptés. Les entretiens semi-directifs et l’observation ne sont pas toujours à même de révéler certaines dimensions incorporées, souvent peu conscientisées par les acteurs.rices rencontré.es, et peu mises en mots. Ce type d’enquête peut nécessiter de la part de l’enquêteur·rice de développer ses perceptions pour comprendre les manières incarnées d’accéder au monde des acteurs.rices (Grasseni, 2004).

Pour Lucile, l’enquête se déploie sur 4 fermes maraîchères en agriculture biologique sur le territoire de la Seine-et-Marne (Ile-de-France) où il s’est agi de comprendre la manière dont des maraîchers.ères composaient quotidiennement avec leurs sols. Les enjeux écologiques des sols agricoles sont de mieux en mieux connus, et des réflexions se développent afin de limiter les impacts du travail agricole sur les sols. Sur ce département à forte dominance agricole, marqué par des formes d’agriculture conventionnelles intensives, les façons de travailler avec les sols et les perceptions soutenant ce travail varient fortement, et sont souvent liés à des enjeux dépassant la relation directe au sol. Pour comprendre cela, l’enquête a consisté en un ou deux mois en immersion chez chaque maraîcher·ère pour travailler au quotidien à leurs côtés. Ce dispositif d’enquête a participé à comprendre l’incorporation de leurs savoirs par le développement de la propre expérience de l’enquêtrice. C’était aussi un moyen de profiter de la proximité des champs, et de leur immersion dans leur travail, pour capter sur le vif ce qui retenait leur attention, au quotidien, dans l’interaction avec leurs sols.

Pour Sébastien, sur la métropole grenobloise, l’enquête porte sur un territoire qui s’articule autour de la rivière du Drac. Branche sud du « Y » grenoblois, c’est un axe d’entrée et de sortie de ville, un territoire de flux et, comme souvent pour les périphéries des grands centres urbains, un espace marqué par les activités industrielles. Trois pôles sont particulièrement remarquables ici : la chimie du chlore, avec deux importantes plateformes présentent depuis plus d’un siècle et aujourd’hui classées comme zones à risques « Seveso seuil haut » ; l’hydro-électricité, avec une série de centrales et de barrages qui rythment le cours du Drac ; et enfin l’alimentation en eau potable, dont deux zones de captages alimentent plus de 85 % du bassin métropolitain. Sur le temps long, c’est un territoire dont l’histoire de la maîtrise de l’environnement – et en particulier des cours d’eau – a été structurante pour l’ensemble du développement agricole, industriel et urbain. Aujourd’hui, c’est le lieu de la réaffirmation du caractère industriel par la Métropole à travers le projet urbain « Parc industriel sud » (zones d’activités, implantation de nouvelles entreprises, construction de logements, renforcement de l’offre de transport).

Sur ce terrain, il s’agit d’étudier les formes de cohabitation entre les centres urbains, les infrastructures industrielles et les milieux naturels. D’une part en observant comment cela s’exprime dans l’espace et traduit des formes de cohabitation ou de confrontation, entre des formes d’usages et d’appropriation du territoire ; d’autre part en interrogeant la façon dont les riverain·es des activités industrielles – en particulier des plateformes chimiques et des réseaux électriques – perçoivent ces infrastructures et vivent au quotidien avec le risque. L’écoute est structurante dans la façon d’aborder ces questions : par elle, on tente de décrire ces milieux et d’expliciter de multiples formes d’attention et de connaissances qui sont mobilisées et développées par les habitant·es.

Choisir d’enquêter sur le sensible nécessite souvent de développer des formats d’enquête qui requièrent de passer un temps long sur un lieu, ou auprès de certaines personnes. Ce temps est nécessaire à l’émergence de dimensions intimes, à l’éducation de ses propres perceptions d’enquêteur.rice. Toutefois, quel que soit le mode d’enquête défini, le terrain amène fréquemment à modifier son approche. Il stimule alors de nouvelles formes d’enquête qui recomposent nos méthodologies.

2. Matérialité de la démarche

Les méthodologies engagées sur le terrain se confrontent toujours à certains blocages, à une inertie et un besoin de se faire accepter par les personnes auprès de qui nous enquêtons. On procède bien souvent par tâtonnement, par des expérimentations et une certaine créativité méthodologique. Les pratiques qui se mettent en place pour le ou la chercheuse se construisent avec le terrain, au risque parfois d’un certain manque de recul sur ces formes d’enquêtes qui se réinventent chemin faisant.

Sur les deux terrains d’étude, une dimension importante de l’enquête sensible est celle du vécu quotidien, ordinaire, des personnes interrogées. Qu’il s’agisse d’habitant·es ou de praticien·nes, l’enjeu est de faire remonter à la surface des dimensions incorporées des pratiques quotidiennes pour les décrire, les expliciter, les décomposer.

Auprès des maraîchers.ères en agriculture biologique, il s’agit par exemple de les inviter à suspendre un instant leur geste au travail pour qu’ils puissent décrire ce qu’ils ressentent. Il peut s’agir également de prendre un moment à part dédié à l’observation, pendant lequel le.la maraicher.ère, à l’aide d’une petite pelle, prélèvera un fragment de sol et détaillera ce qu’il y voit. Cela passe également par une attention au vocabulaire, les mots désignant fréquemment des états de la terre auxquels sont associés des états de corps au contact de cette terre. Auprès des habitant·es riverain·es des plateformes chimiques de Pont-de-Claix et Jarrie, la question de la proximité des usines n’est pas forcément abordée frontalement. Il s’agit plutôt de faire des détours pour tenter d’identifier en filigrane ce qui évoque des formes d’attention et de connaissance d’un territoire soumis au risque industriel : par exemple évoquer les lieux de loisirs pratiqués à proximité, rappeler des souvenirs d’enfance ou d’événements liés au territoire. Une seconde étape consiste à faire appel à des méthodes de réactivation qui invitent à décrire et commenter des éléments de l’environnement quotidien : parcours commentés (Thibaud, 2001), écoute réactivée (Augoyard, 2001).

Mais ce travail s’inscrit aussi dans un temps long qui est une forme d’imprégnation du terrain et d’immersion auprès du public enquêté. Il y a un enjeu à se faire accepter auprès de ce public pour suivre notre démarche de recherche, à travers des rencontres répétées. Il faut alors formuler la recherche de façon à la rendre audible, entendable, que l’interlocuteur.rice ne se sente pas en incapacité de répondre et qu’il ou elle trouve un intérêt à la démarche. Il s’agit aussi d’être suffisamment attentif pour sentir et saisir le moment où les personnes sont réceptives pour parler de leurs perceptions.

En Seine-et-Marne, l’enquête auprès des maraîchers.ères s’est concrétisée par un travail au quotidien avec eux et a nécessité d’endosser deux rôles : celui de la salariée agricole et celui de l’anthropologue. Ce double statut a pu générer parfois des difficultés de positionnement, au risque que le travail agricole prenne le dessus : difficulté à prendre du temps pour documenter ses observations, fatigue des doubles journées de travail, la densité du collectif et l’absence de temps seule.

Si l’enquête sur le terrain sud grenoblois ne met pas en œuvre une réelle forme d’immersion auprès d’habitant·es ou de praticien.nes, il y a néanmoins une familiarisation au terrain par imprégnation (Thibaud, 2017), par une pratique régulière des lieux enquêtés. Il y a ici au moins une dimension commune aux deux enquêtes : la difficulté voire le risque d’extrapoler des sensibilités propres au chercheur ou à la chercheuse, vers le terrain et le public enquêté. Ces enquêtes sont aussi des formes d’apprentissage d’un terrain, d’une pratique : les observations sensibles que l’on fait en tant que chercheur.es et novices vis-à-vis d’un terrain d’étude diffèrent de celles d’un·e habitué·e, d’un·e habitant·e. Cela n’en fait pas des observations dénuées de sens mais elles sont à prendre avec précaution dans la façon de les analyser et de les mettre en relation avec ce qui est observé dans l’espace et auprès du public étudié.

Vers une approche sensible des transformations socio-écologiques actuelles

Le terrain sud grenoblois est un territoire très « anthropocène », fait d’un enchevêtrement de milieux urbanisés et industrialisés, d’enjeux de productions, de surveillance et de sécurité, et de préservation des milieux naturels. Par le sensible et par l’écoute, il s’agit alors d’apporter une lecture du territoire qui ne soit pas structurée par un point de vue techniciste et aménagiste et qui donne toute sa place à une interprétation sensible des lieux. Il s’agit de décrire des façons d’habiter ces milieux constamment soumis aux risques, des façons d’y porter attention et d’en prendre soin.

En Seine-et-Marne, l’intérêt pour les dimensions affectives et matérielles des pratiques agricoles permet de comprendre pourquoi il est difficile aux agriculteurs.rices d’adopter des nouvelles pratiques en lien avec des injonctions environnementales déconnectées de leur réalité et leur quotidien.

Comprendre les transformations socio-écologiques auxquelles nos sociétés font face aujourd’hui nécessite de démêler des constructions sur le temps long et des attachements à des territoires et à des pratiques. Une approche par le sensible paraît donc particulièrement pertinente, en cela qu’elle permet de décrire ces formes d’attachements, qu’une critique écologique déconnectée de la matérialité des terrains ne parviendrait pas à saisir.

Ecouter le podcast sur la chaine CanalU des rencontres AAU

Bibliographie

AUGOYARD, Jean-François, 2001. L’entretien sur écoute réactivée. In : GROSJEAN, Michèle, THIBAUD, Jean-Paul (éds) L’espace urbain en méthodes. Marseille : éditions Parenthèses. pp.127-153

ELLIOTT, Danielle, CULHANE, Dara, 2017. A different kind of ethnography. Imaginative practices and creative methodologies. Toronto : University of Toronto Press. 147 p.

GELARD, Marie-Luce, 2016. L’anthropologie sensorielle en France. Un champ en devenir ? L’Homme. Revue française d’anthropologie [en ligne]. 24 février 2018. [consulté le 6 novembre 2022] https://doi.org/10.4000/lhomme.28868

GRASSENI, Cristina, 2004. Skilled vision. An apprenticeship in breeding aesthetics. Social Anthropology [en ligne]. 19 janvier 2007. [consulté le 3 septembre 2022]. https://doi.org/10.1111/j.1469-8676.2004.tb00089.x

THIBAUD, Jean-Paul, 2001. La méthode des parcours commentés. In : GROSJEAN, Michèle, THIBAUD, Jean-Paul (éds) L’espace urbain en méthodes. Marseille : éditions Parenthèses. pp.127-153

THIBAUD, Jean-Paul, 2017. Installer une Atmosphère. Phantasia [En ligne], Volume 5 : Architecture, espace, aisthesis. https://doi.org/10.25518/0774-7136.789

Crédit image à la UNE : Photo personnelle, Sébastien de Pertat, 2022, Licence : Tous droits réservés

Citer ce billet : Sébastien de Pertat et Lucile Wittersheim, “Enquêter des lieux par le sensible : de la rivière du Drac au maraîchage de Seine-et-Marne” in Fabrique du sensible & mutations des espaces habités, 25/01/2023, https://rencontreaau.hypotheses.org/?p=2289.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sébastien De Pertat (3 février 2023). Enquêter des lieux par le sensible : de la rivière du Drac au maraîchage de Seine-et-Marne. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 26 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlx1


Sébastien De Pertat

Doctorant au laboratoire AAU-Cresson UMR 1563 Ambiances, Architectures, Urbanités

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