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Penser les mondes contemporains, par le sensible, au-delà des mots ?

Pendant un long moment, la recherche portant sur le sensible s’est attelée à distinguer les termes clefs entre eux. Des textes majeurs ont été rédigés dans ce contexte (Amphoux, 1994 ; Augoyard, 1995 ; Roger, 1994). Dans le cadre de ce court texte, il s’agira, avec beaucoup d’humilité et sans entrer dans les détails, de revenir sur les éléments qui distinguent deux de ces termes, que la recherche a longtemps distingué : paysage et ambiance. Il s’agira surtout de défendre l’idée que ce qui importe aujourd’hui est de revenir sur ce qui rapproche ces termes, les fondamentaux qu’ils défendent.

Mots clefs : paysage (multisensoriel), sensible, politique publique, épistémologie

Avant de rentrer dans le vif du sujet, j’aimerais apporter deux précisions. En premier, dans la mesure où les questions conceptuelles et terminologiques que nous abordons ici sont éminemment culturelles, j’ai fait le choix de resserrer le débat au contexte scientifique français. En second, je tiens à préciser que j’ai fait le choix de me centrer uniquement sur deux des trois termes proposés dans le cadre de cette table ronde : paysage et ambiance. Ce choix a été réalisé pour la simple raison que je n’ai jamais vraiment travaillé sur le troisième terme (milieu). En effet, j’ai déjà travaillé sur les relations entre paysage et ambiance, et j’ai même eu un positionnement fort en faveur d’un vocable tiers : le paysage (multi)sensoriel (Manola, 2012 ; Manola et Geisler, 2012). Je me baserai sur ces « acquis » dans le cadre de ce texte, tout en proposant une autre posture. Cette posture prend acte du fait que les mots et les mondes scientifiques et (en partie) opérationnels qui sont associés à ces deux termes sont encore largement discutés dans la littérature scientifique.

Lucioles Forêt Image par Monika de Pixabay

Bien que la production scientifique autour de ces termes soit présente de longue date, son actualité accrue tiens très certainement au fait que nous composons aujourd’hui avec de nouveaux cadres de sensibilité voire des bouleversements forts dans nos quotidiens (Thibaud, 2018). En effet, nous faisons aujourd’hui le constat que les territoires habités (notamment les plus denses d’entre eux) sont l’objet d’un ensemble de processus importants : accélération des rythmes (Rosa, 2010), saturation(s) des usages (Antonioli et al., 2019), pacifications et aseptisations (Thomas et al., 2010), normations (Manola, 2013), (hyper)esthétisation des espaces urbains (Lipovetsky et Serroy, 2013 ; Howes, 2005), ludification, numérisation… Divers processus sont en train (depuis maintenant plusieurs décennies) de prendre place dans nos espaces de vie quotidiens, avec notre accord ou sans lui. De manière concomitante et non dissociée à ces derniers, le tournant sensible, émotionnel ou affectif, advient aussi en lien avec la crise écologique en cours qui modifie fortement les cadres de nos sensibilités. Cette crise nous invite de manière certaine à considérer l’être sensible, bien plus que l’être humain comme acteur rationnel dans la mesure où, comme Jean-Paul Thibaud (2018) l’avance, nous sommes engagés dans un moment historique d’explicitation et de transformation de nos conditions sensibles d’existence. Dans ce cadre-là, le « sensible est en train de remonter à la surface, de se faire entendre » (Tallagrand, Thibaud, Tixier, 2021). Et pour se faire entendre le sensible a des porte-voix (Tallagrand, Thibaud, Tixier, 2021). Ambiance et paysage sont bien parmi les porte-voix les plus puissants du sensible. Et bien qu’ils ne portent pas la voix du sensible de la même manière, je pense qu’ils la portent dans une visée qui se doit, dans le contexte actuel, être commune.

Ces notions porte-voix, je les conçois personnellement comme des plats de cuisine qu’on ferait avec les mêmes ingrédients mais en les dosant différemment. Les ingrédients en question seraient : la sensorialité ou plus précisément les différentes modalités sensorielles comme ingrédient principal ; le rapport à l’in situ ; le rapport au temps et aux échelles spatiales ; les types de spatialités qui leur sont relatives ; les rapports entre individu et collectif (si cette dualité a un sens). Nous pouvons nous prêter au jeu de dosages d’ingrédients en essayant de bien distinguer ces deux termes – et je me suis personnellement prêtée à ce jeu-là (cf. Manola et Geisler 2012 ; Manola, 2012) – et nous pouvons aisément affirmer que le paysage est historiquement plus orienté vers le visuel alors que l’ambiance serait avant tout porteuse des autres sensorialités. L’expérience serait plus immersive, donnerait plus de place au corps et aux affects dans l’ambiance, alors que pour le paysage, le regard surplombant, une relation distanciée et une posture contemplative seraient constitutifs. Les rapports au temps pourraient aussi distinguer ambiance et paysage – « Le paysage reste, l’ambiance disparaît » dit Hervé Davodeau (in Manola, 2012) – le premier dans l’instant, l’autre dans le temps long. Je pourrais continuer sur les échelles spatiales : l’ambiance attachée à l’échelle du proche et de l’individu et le paysage à celle du territoire et de sa société…

Mais, toutes ces affirmations peuvent être contredites. En effet, et pour ne citer personne, je vous invite juste de vous remémorer un paysage intime et sa déclinaison dans les saisons ou encore l’ambiance d’un lieu aimé pour se rendre compte que ces affirmations n’ont que peu de sens. Si on veut opposer ces notions entre elles, on peut. Mais personnellement j’y vois de moins en moins d’intérêt et je dirais que tout ce qui précède ne les sépare pas. Les nuances peut-être mais ce sont bien les mêmes ingrédients qui les forment. Toutefois, je serais malhonnête si je n’acceptais pas que certains points les distinguent tout de même.

Le premier point de distinction est le rapport à l’action et plus spécifiquement à l’action publique, les politiques publiques et l’action spatiale (ou le processus de projet). « Le paysage est indissolublement (…) une question politique et sensible. » (Besse, 2006, p. 13) et une catégorie de l’action publique ; un champ d’action des professionnels, une partie de ce que les non-professionnels « lisent » dans leur quotidien et qui leur permet d’aborder l’action publique et l’action spatiale. L’ambiance n’est pas une des catégories explicites de l’action publique. Mais on sait que l’ambiance ou les ambiances constituent des enjeux d’action et de projet pour certains espaces. Peut-être de manière plus implicite. On sait aussi que les mots résonnent et font sens pour certains professionnels. Je dirais aussi que les rapports aux mondes de l’action ne sont pas les mêmes : entre un.e « paysagiste » et un.e concepteur.trice d’ambiances (concepteur.trice lumière, ou un.e acousticien.ne), nous ne sommes ni sur les mêmes champs d’actions ni sur les mêmes formes d’institutionnalisation. Cependant, toutes ces pratiques oscillent entre arts, société, technique et politique. Le second point de distinction fait le lien avec le début de ce texte. Il s’agit de l’intensité du lien avec les questions environnementales ou écologiques (comme champs de considération sociale mais aussi comme champs d’action). Le paysage, heureusement ou malheureusement, est un champ d’action (sectorielle) environnementale. Et, dans la construction théorique française du paysage, l’écologie a toujours été présente, au même titre que le rapport aux vivants. Si l’ambiance et le milieu ont quelque chose de profondément écologique, leur construction n’est pas indissociable des enjeux environnementaux comme c’est le cas pour le paysage. Le troisième point concerne les disciplines de rattachement et de fondement des filiations qui sont celles de ces mots.

En résumé, selon moi, ces termes ont des ingrédients communs, à dosage différent, mais qui ont des origines, des filiations qui ne sont pas les mêmes et qui entretiennent des rapports au politique, à l’action et aux enjeux écologiques divers. Et si on va un peu plus loin, même en leur sein, entre l’ambiance des un.es et l’ambiance des autres, on ne parle pas exactement de la même chose et cela en est de même pour le paysage. Donc, si je simplifie à l’extrême, tout est fait au final pour considérer que ces notions ne cohabitent pas, ne se rapprochent pas, tout est fait pour qu’on essaye de les distinguer le plus finement possible. Mais, si j’insiste sur les proximités, c’est parce que leur finalité devrait les rapprocher.

Notre sujet de discussion d’aujourd’hui est un vieil enjeu terminologique et épistémologique qui a longtemps taraudé les chercheur.es (et qui de toute évidence les taraude encore). En effet, la mise en perspective entre notions et cadres conceptuels reste un enjeu et un jeu scientifique. Mais au vu de la situation, notamment écologique, je me demande si cela vaut encore la peine. Je dirais (avec un peu de provocation) que peu importe les mots, les champs, ou les outils conceptuels mobilisés, d’où on vient et dans quelle famille épistémologique nous nous inscrivons, ce qui est important aujourd’hui est de participer à (re)penser par le sensible – et peu importe son porte-voix – les enjeux écologiques contemporains. Les travaux et réflexions scientifiques peuvent et peut-être doivent faire cela. Le sensible peut inciter à se décentrer des approches techno-centrées, inciter à entrer en résonance avec le monde (Rosa, 2018) ; donner toute sa place à l’empirie, par le corps et les expériences ; respecter la pluralité, et accorder de l’importance au mineur, au micro et à l’infra qui parfois fait partie d’un tout plus large ; et accepter d’être dans les failles et entre les disciplines (Thibaud, 2018). Selon moi, ce qu’il faut aujourd’hui retenir est d’essayer d’aborder le monde de manière sensible avec toute l’ouverture et l’humilité nécessaires à cette posture. Peu importent donc les mots et les bannières, qui ne font plus trop de sens en vue de la reconfiguration nécessaire des sciences face aux urgences qui sont celles de notre monde, et quoi que nous puissions prendre plaisir, le temps d’un billet de blog par exemple, à revenir sur ces questions épistémologiques et terminologiques qui ont aussi construit la force et les postures de nos mondes scientifiques.

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Bibliographie

Amphoux, Pascal, 1994. Environnement, milieu et paysages sonores. In : BASSAND, Michel et LERESCHE, Jean-Philippe (eds.). Les faces cachées de l’urbain. Berlin : Peter Lang. pp. 159-176.

Antonioli, Manola et al., 2020, Saturations : individus, collectifs, organisations et territoires à l’épreuve. Seyssinet-Pariset : Elya Editions. 253 p.

Augoyard, Jean-François, 1995. L’environnement sensible et les ambiances architecturales. Espace géographique, n°4, pp. 302‐318.

Besse, Jean-Marc, 2006. L’espace public : espace politique et paysage familier (conférence présentée lors des Rencontres de l’espace public, Lille, 14 décembre 2006).

HOWES, David, 2005. Hyperestesia, or, the sensual logic of late capitalism. In: HOWES, David (ed.). Empire of the senses: the sensual culture reader. Oxford: Berg, pp. 281-303.

Kazig, Rainer et Masson, Damien, 2015. L’ambiance comme concept de la géographie culturelle francophone. Géographie et cultures [En ligne], 93-94, mis en ligne le 20 septembre 2016, consulté le 20 novembre 2022. URL: http://journals.openedition.org/gc/3969.

LIPOVETSKY, Giles et SERROY, Jean, 2013. L’esthétisation du monde: vivre à l’âge du capitalisme artiste. Paris : Gallimard. 493 p.

Manola, Théa et Geisler, Elise. 2012. Du paysage à l’ambiance : le paysage multisensoriel. Propositions théoriques pour une action urbaine sensible. In : THIBAUD, Jean-Paul et SIRET, Daniel (eds.). Ambiances en acte(s) – Actes du 2ème Congrès international sur les ambiances, Montréal, 19-22 septembre 2012, pp. 677-682.

Manola, Théa, 2010. Paysage et environnement : quelle association ? In. PAQUOT, Thierry et YOUNÈS, Chris (eds.). Philosophie de l’environnement et milieux urbains.  Paris : La Découverte. pp. 151-162.

Manola, Théa, 2012. Conditions et apports du paysage multisensoriel pour une approche sensible de l’urbain. Mise à l’épreuve théorique, méthodologique et opérationnelle dans 3 quartiers dits durables européens : WGT, Bo01, Augustenborg. (Thèse en urbanisme, aménagement et politiques urbaines, Lab’Urba et UMR CNRS LAVUE, Université Paris-Est, Ecole Doctorale VTT). Paris. 646 p.

Manola, Théa, 2013. La sensorialité, dimension cachée de la ville durable. Métropolitiques, URL : https://www.metropolitiques.eu/La-sensorialite-dimension-cachee.html.  

Roger, Alain, 1994. Paysage  et Environnement : pour une théorie de la dissociation. In : Leyrit Christian et Lassus Bernard (eds.). Autoroute et Paysages. Paris : Demi‐Cercle, pp.16‐35.

Rosa, Hartmut, 2010. Accélération. Une critique sociale du temps. Paris : La Découverte. 480 p.

Rosa, Hartmut, 2018. Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris : La Découverte. 536 p.

Tallagrand, Didier, Thibaud, Jean-Paul, Tixier, Nicolas (eds.) 2021. L’usage des ambiances. Une épreuve sensible des situations. Paris : Hermann. 500 p.

Thibaud, Jean-Paul, 2018. Vers une écologie ambiante de l’urbain. Environnement Urbain / Urban Environment [En ligne], Volume 13 | 2018, mis en ligne le 04 juillet 2018 [consulté le 13 septembre 2018]. URL : http://journals.openedition.org/eue/2135.

Thomas, Rachel (éd), Balez, Suzel, Bérubé, Gabrielle et Bonnet, Aurore, 2010. L’aseptisation des ambiances piétonnes au XXIe siècle, entre passivité et plasticité des corps en marche, Rapport de recherche N°78, PIRVE CNRS MEEDDM, URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00596914.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Théa Manola (24 novembre 2022). Penser les mondes contemporains, par le sensible, au-delà des mots ? Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlwv


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