Aborder le vécu des ambiances de l’habitat post-désastre
Le propos de cette communication est d’affirmer l’intérêt de la mise en œuvre d’une dimension sensible inhérente aux ambiances urbaines afin d’éprouver la contexture sensible et social de la vie urbaine dans ces quartiers dévastés par la double explosion de Beyrouth, à partir d’une analyse du vécu des ambiances dans ces espaces sinistrés.
Mots Clés : Ambiance, Mar Mikhael, double explosion, Post-désastre, méthode in situ.
La double explosion du 4 août 2022 qui a ravagé une grande partie de Beyrouth n’était pas la première situation d’urgence dans l’histoire du pays. Tourmenté depuis sa naissance en 1922 par des bouleversements géopolitiques et socio-économiques, le Liban est un pays qui a subi une perpétuelle mutation et transformation de son paysage urbain et naturel. Les guerres et les périodes d’instabilité politique d’après-guerres ont marqué la longue histoire de l’aménagement du pays. Cela a généré des dynamiques délicates de gestion du territoire qui forgent jusqu’à ce jour le contexte social, économique et politique de la capitale de Beyrouth.
Suite à cette déflagration meurtrière, le Liban, déjà ruiné par la crise politico-financière et fortement touché par la crise sanitaire liée à la Covid-19, se trouve confronté à un sort politique, économique et humanitaire de plus en plus incertain. La très violente double explosion a mis à terre des immeubles entiers et a provoqué de nombreuses destructions. Faisant une centaine de morts et plus de trois mille blessés. La destruction de ces quartiers à valeur patrimoniale pose plusieurs problèmes : l’étendue et le coût des dommages, les conditions de vie précaires des habitants sans domicile, l’irrévocabilité de l’aspect patrimonial bâti et vécu de ces quartiers détruits. La vulnérabilité de ces lieux chamboulés va sans doute influencer notre façon d’approcher leur transformation et de penser leurs mutations actuelles et futures en train de se métamorphoser.
Cependant,
« pour réintroduire de l’ordre dans le désordre que la catastrophe a généré, la seule reconstruction physique ne suffit pas. Après le désastre, il est aussi nécessaire de penser l’événement, c’est-à-dire de s’interroger sur son sens » (Revet 2017).
Le propos de cette communication est d’affirmer l’intérêt de la mise en œuvre d’une dimension sensible inhérente aux ambiances urbaines afin d’éprouver la contexture sensible et sociale de la vie urbaine dans ces quartiers dévastés par la double explosion de Beyrouth, à partir d’une analyse du vécu des ambiances dans ces espaces sinistrés. Comment la notion d’ambiance vécue aide-t-elle à penser et à agir sur ces transformations urbaines dans ces espaces détruits ? Quel devenir ambiant dans ses espaces sinistrés ?
La notion d’ambiance se base sur la définition proposée par Jean-Paul Thibaud,
« une ambiance peut être définie comme un espace-temps éprouvé en termes sensibles. Elle convoque dans un même mouvement l’ensemble des modalités sensorielles de la perception et se situe à l’articulation des formes sensibles, des formes sociales et des formes construites. La notion d’ambiance relève donc d’un domaine de recherche plurisensoriel et interdisciplinaire particulièrement attentif au caractère situé, incarné et partageable de l’expérience habitante » (Thibaud, 2013).
Toutefois penser le processus de reconstruction sous l’angle des ambiances relève d’un exercice complexe, alors que le Liban a connu une longue histoire de reconstruction qui remonte jusqu’à la guerre civile et aux années d’après-guerre. La notion d’ambiance urbaine est souvent une dimension absente dans les débats et initiatives de reconstruction au Liban, de la relation que les gens entretiennent au sein de leur environnement urbain dévasté, et par suite les travaux empiriques qui portent sur l’analyse de la notion d’ambiance urbaine sont relativement peu nombreux. Ceci renvoie au besoin de définir ce que nous entendons par la notion de l’ambiance urbaine comme outil de compréhension de l’espace urbain détruit et comme outil d’action (Amphoux, 2007) de la conception architecturale et urbaine d’un projet de reconstruction. Cette difficulté vient du fait que les atmosphères ne peuvent pas être déterminées ou définies de la même manière que l’on peut définir un objet en déterminant ses propriétés. Les atmosphères sont trop vagues et fluctuantes (Albertsen, 2019). On peut cependant décrire les choses dans leurs formes de présence et d’expression (Böhme, 1995, p. 174) et mettre des mots sur le caractère des atmosphères pour tenter de décrire le lien qui existe entre les « ecstasies » des objets, les ambiances et notre état d’être.
Également Jean François Augoyard affirme que l’habitant a une capacité d’innovation sémantique propre qui contourne l’obstacle de la métaphore langagière et accède au sens par une analyse déductive. De même il ajoute que « qualitativement, le vécu raconté est déjà du collectif […] et se constitue déjà comme une expression » (Augoyard, 2001). Par le biais de l’enquête immersive l’analyse ambiantale adoptée dans cette recherche à Mar Mikhaël a mis en avant le recueil de la parole habitante afin de rendre compte du sensible du terrain post-désastre.
Pour apporter des éléments de réponse à cette question, nous avons choisi de concentrer notre attention sur le quartier Mar Mikhael qui se présente comme l’un des quartiers les plus touché par la double explosion. Le quartier de Mar Mikhael est situé à l’entrée nord de Beyrouth, relativement proche du centre-ville de la capitale et à la limite des frontières administratives de Beyrouth. Ce quartier est considéré comme une destination estivale pour les résidents aisés vivant à Beyrouth, où de nombreux petits magasins au niveau de la rue ont été remplacés par de nouveaux pubs, restaurants et boutiques de créateurs. En raison de son accessibilité à proximité du centre-ville et du quartier Gemmayzeh, de son caractère abordable et de son caractère social et spatial unique, ce quartier devient le lieu privilégié de la communauté des arts, de l’artisanat et du design.

Plus de 79% des logements de Mar Mikhael ont été endommagés suite à la double explosion (BUL, 2021). Une inquiétude se posait également sur la structure des bâtiments fragilisée par le souffle et qui présentait un risque pour la sécurité des habitants.
Plusieurs visites ont été menées dans le quartier Mar Mikhaël et plus spécifiquement dans la rue d’Arménie où les stigmates du désastre sont toujours visibles deux ans après la double explosion. Les visites étaient réalisées à plusieurs reprises. La première enquête a été réalisée quatre mois après la double explosion dans la rue d’Arménie avec un groupe d’étudiants du département d’architecture à l’université libanaise. Elle consiste à parcourir cette rue et à restituer des observations par rapport à la situation actuelle, de s’inscrire dans une problématique de l’expérience, en accordant une attention toute particulière au registre sensoriel, au ressenti et à l’écoute. La restitution de ces visites est présentée sous forme des transects, de sorte qu’il soit possible de donner en tel moment une certaine allure, une manière d’apparaitre de cette rue tout en dégageant l’ensemble des traces matérielles telles que les ruines, les dégâts, les travaux de reconstruction et aussi l’expression affective des habitants de cette rue (Diab, 2021). Cette première restitution a révélé un discours d’attachement, de résilience et de résistance dans leur manière de « re-habiter » leur propre espace suite à ce drame. Deux ans après la double explosion, la deuxième enquête toujours en cours est menée avec des étudiants du département d’urbanisme à l’Université Libanaise dont l’objectif est de tracer une carte commentée des lieux évoqués : détruits, réhabilités et délaissés… à partir des entretiens menés auprès d’une quinzaine d’habitants. Le retour progressif des habitants a donné naissance à des dynamiques complexes d’habiter et de vivre ce quartier qui contribuent aujourd’hui à façonner le contexte social et urbain sévèrement touché par le blast. Georges est l’un des habitants qui nous a accueilli dans son salon de coiffure lors de notre dernière visite à Mar Mikhael le 7 Septembre 2022. Comme beaucoup d’autres personnes qui résidaient et travaillaient dans ce quartier, il a été grièvement blessé et son salon situé à proximité a été ravagé par le souffle de l’explosion.
« Quelques semaines après ce drame j’ai dû retourner à mon salon… j’ai pu le réparer grâce aux aides que j’ai reçues…j’ai besoin de bosser, mais mes enfants refusent de retourner pour vivre dans notre appartement qui n’est pas très loin d’ici… », « nous essayerons de vivre au jour au jour comme si rien ne s’était passé mais on est tous cassé de l’intérieur, le cœur est toujours blessé… »… « si tu vas de ce côté, tu vas remarquer que beaucoup des immeubles, des maisons sont sévèrement endommagés, détruits et délaissés …» (Georges)

Les récits des habitants ont progressivement fait émerger l’image d’un relatif retour dans le temps et l’espace selon des logiques diverses. Re-habiter ce quartier post-catastrophique peut ainsi commencer et/ou se terminer selon des rythmes bien différents qui reflètent les enjeux et les intérêts de chacun (affectivité, attachement, cupidité, sentiment de propriété, conscience des valeurs du patrimoine). Dans un contexte que j’appelle des foyers marginalisés et une reconstruction médiatisée, les transects, la carte commentée mettent en jeu l’ambiance du lieu, les anticipations et les schèmes rythmiques dans une temporalité qui peut-être à un certain moment un temps défini, court (post désastre et pré-reconstruction), et dans un deuxième temps, long voire indéfini, en passant d’une reconstruction de l’emergency au dérisoire.
« Plus qu’une simple mesure, il donne à ressentir la catastrophe et provoque, seul, brut, en se passant presque de tout commentaire, la compassion. C’est un chiffre qui relève du domaine du sensible, tout comme les images qui contribuent à construire une certaine esthétique du drame » (Revet 2017).
De ce fait, ces restitutions contribuent à construire une certaine esthétique de la transformation de ces espaces post-drame et tentent de comprendre à travers la parole recueillie comment ces espaces sinistrés sont (re)habités à travers une reconstruction fragmentée.

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Références bibliographiques
ALBERTSEN, Niels, 2019. Urban Atmospheres. Ambiances. Environnement sensible, architecture et espace urbain [en ligne]. 3 juin 2019. [Consulté le 11 novembre 2020]. DOI 10.4000/ambiances.2433. Disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/ambiances/2433
AMPHOUX, Pascal, 2007. La notion d’ambiance. Un outil de compréhension et d’action sur l’espace public. In : CAPRON, Guénola et HASCHAR-NOÉ, Nadine (éds.), L’espace public urbain : de l’objet au processus de construction [en ligne]. Toulouse :PU du Mirail. pp. 71‑81. [Consulté le 27 mars 2021]. Disponible à l’adresse : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00995436
AUGOYARD, Jean-François, 2001. La conduite de récit. In : THIBAUD, Jean-Paul et GROSJEAN, Michel (éd.), Espace urbain en méthodes [en ligne]. Marseille : Parenthèses. pp.173-196. [Consulté le 12 novembre 2020]. Disponible à l’adresse : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02104064
DIAB, Jinane, 2021. A l’écoute des Quartiers Gemmayzeh et Mar Mikhaël…quatre mois après la double explosion du 4 Août 2020 (Beyrouth, Liban). openEdittion [en ligne]. 2021. [Consulté le 28 mars 2021]. Disponible à l’adresse : https://lcv.hypotheses.org/wp-admin/post.php?post=16643&action=edit
REVET, Sandrine, 2017. Chapitre 9. Penser le désastre. In : Anthropologie d’une catastrophe : Les coulées de boue de 1999 au Venezuela [en ligne]. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle. pp. 265‑311. Monde hispanophone. [Consulté le 17 septembre 2022]. ISBN 978-2-87854-729-0. Disponible à l’adresse : http://books.openedition.org/psn/1202
THIBAUD, Jean-Paul, 2013. Ambiances urbaines, écologie sensible. In : EUZEN, Agathe, EYMARD, Laurence et GAILL, Françoise (éds.), Le développement durable à découvert [en ligne]. Paris : CNRS Éditions. pp. 120‑121. [Consulté le 8 août 2022]. Disponible à l’adresse : http://books.openedition.org/editionscnrs/10672
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Jinane Diab (24 novembre 2022). Aborder le vécu des ambiances de l’habitat post-désastre. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 26 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlwp