Réactions et perspectives ouvertes par la question socio-culturelle pour les travaux de AAU
Ce texte retrace un ensemble de réactions vives qui ont fait suite à la présentation de l’argumentaire de la table-ronde « Diversité socio-culturelle » et aux quatre contributions réunies dans celle-ci : les interventions de Virginie Milliot, Ryma Hadbi, Jinane Diab et Charles Ambrosino.
L’entrée par la question socio-culturelle me semblent appeler au moins trois remarques, ayant trait à la diversité des territoires investigués, aux méthodes d’enquête et aux ouvertures proposées par cette thématique pour les travaux de recherche sur les ambiances.
Vers une plus grande diversité des territoires investigués ?
Dans le programme de la rencontre, la présentation de cette table-ronde énonce considérer « la dimension socio-culturelle de l’expérience sensible de l’architecture et de la ville ». Et, de fait, les terrains rapportés ici font état de différents types de spatialités urbaines : des quartiers urbains (la Goutte d’Or et Montmartre à Paris, Wicker Park à Chicago), une cité ouvrière (Jean Macé à Grenoble), une portion de ville (le périmètre détruit par l’explosion au port de Beyrouth le 4 aout 2020). Quid, alors, de la question socio-culturelle des ambiances dans des territoires moins urbano-centrés, ou moins densément urbanisés ? Que dire de la dimension socio-culturelle d’expériences sensibles éprouvées dans des contextes périurbains et ruraux ? Par exemple, comment penser le rôle de l’événement public lorsqu’il arrive dans un village dépourvu de lieux culturels ?
De même, pour poursuivre les débats engagés dans la première table-ronde de la journée, les milieux et les paysages dans lesquels nous grandissons façonnent nos histoires individuelles et nos sensibilités. Nous sommes nourris et empreints de leurs ambiances spécifiques. Ainsi, il semblerait intéressant de questionner aussi les ambiances et nos représentations de la forêt, du bocage, du littoral, de la haute-montagne, etc.
Des méthodes d’enquête complémentaires
Une seconde question mise au travail par les quatre interventions s’attache aux manières d’accéder aux filtres socio-culturels de l’expérience. Plusieurs recherches réalisées au sein du CRESSON se sont basées sur ce que l’on pourrait nommer une « heuristique du dépaysement », reposant en partie sur la portée des « premières impressions » (Griffero, 2009) que Jean-Paul Thibaud rappelait ce matin. Souvenons-nous par exemple que R. Murray Schafer, en analysant les journaux sonores réalisés par ses étudiants, relevait que ceux-ci étaient bien plus précis et détaillées lorsqu’ils et elles ne connaissaient pas le terrain étudié (Schafer, 2010). Le dépaysement peut ainsi permettre un déploiement de l’attention, la possibilité de s’appuyer sur une oreille « en alerte », un œil « neuf ». Différents travaux de recherche du laboratoire ont mise à l’emploi cette approche déshabituée des chercheurs, arpentant des terrains urbains qu’ils découvraient, à la recherche de saillances ou d’incongruités, tandis que celles-ci pouvaient s’apparenter pour leurs habitants à des banalités du quotidien.
Mais comment atteindre la part inaccessible au dépaysement ? La part d’implicite, d’ambiance partagée de façon répétée, d’habitudes et de rythmiques propre à un lieu, à laquelle seuls les habitants accèdent ? Plusieurs méthodes de terrain ont été avancées ici afin « d’enquêter depuis l’intérieur » pour reprendre une expression de Ryma : la méthode des itinéraires (Petiteau et Renoux, 2018), celle par entretiens ouverts (et l’on voit bien la portée du riche témoignage de Malik rapporté par Virginie), ou la méthode des parcours commentés (Thibaud, 2001). Celles-ci permettent d’accéder en partie aux filtres et aux bagages socio-culturels des acteurs.
Comment, alors, dépasser les témoignages individuels ? Ryma a mentionné la question de la redondance – on pense notamment au « taux de redondance intersubjective » comme horizon dans l’observation récurrente (Amphoux, 2001). Il me semble que nous sommes nombreux au laboratoire AAU à travailler à l’élaboration de formes permettant le partage des représentations afin de mettre en commun les récits individuels, que ces formes amènent à des rencontres intersubjectives ou facilitent le dessin de controverses. Or, comme le suggérait le texte de présentation de cette journée, il nous faut aussi pouvoir aborder la part préconsciente du vécu des ambiances. Dans ce sens, il semble intéressant que ces formes de mise en partage ne soient pas uniquement basées sur des écrits ou des récits verbalisés, mais qu’elles puissent proposer de vivre une expérience sensible partagée avant d’engager les échanges. Ainsi, différents dispositifs ont vu le jour ces dernières années : des tables longues plaçant un document graphique (transect, carte sensible, etc.) au centre du débat, des projections de films ou des diffusions de fragments sonores partagés en amont des discussions, des visites in situ ou des marches sensibles collectives, etc. Ces formes permettent d’introduire un registre non-verbal tout en donnant à voir ou sentir des gestuelles, des rythmes, des couleurs, des tonalités, etc. qui participent des cultures locales. Et sûrement que l’art à son rôle à jouer dans le développement de ces formes de recherche intermédiaires hybrides.
Horizons ouverts par une culturalisation de la recherche sur les ambiances
Finalement, l’entrée par la question socio-culturelle nous incite, nous invite et nous met en garde, en ouvrant vers trois horizons. En premier lieu, il me semble que nous devons nous garder de ne pas étudier uniquement la culture légitime ou dominante, en s’efforçant d’être attentifs à l’ensemble des cultures en présence, des contre-cultures, des cultures marginalisées, s’exprimant peut-être moins fortement ou sur des modes mineurs ou minorés. Ainsi il peut être intéressant d’investiguer des terrains qui présentent parfois des chocs de cultures, allant jusqu’à mettre en lumière des conflits d’ambiance. J’ai par exemple en mémoire un conflit rencontré dans le cadre de la recherche Habiter : la part de l’être (ANR HAPARÊTRE, Pecqueux (Dir.), 2014-2018), qui opposait des personnes sans-abris aux membres d’une union de quartier des habitants et révélait différentes visions de ce que représentait et permettait l’ambiance de la rue, ou une bonne ambiance de rue.
Deuxièmement, les quatre présentations entendues invitent à penser sous un nouveau jour la temporalité et à la spatialité d’une ambiance. Tout en faisant référence à plusieurs reprises à la définition de l’ambiance en terme « d’espace-temps éprouvé en terme sensible » (Thibaud, 2013), plusieurs propositions lancées appellent à ouvrir cet espace-temps, pour voir comment l’ambiance peut parfois exister au-delà de l’ici et maintenant : à Jean Macé, les habitants souhaitent que l’ambiance du quartier perdure par-delà les opérations de transformation urbaine ; à Beyrouth, la démolition ne signe pas la fin de l’ambiance. De même que la Goutte d’Or nous enseigne qu’une même ambiance peut s’éprouver à deux endroits du globe aussi éloignés que la France et le Sénégal.
Pour finir, il me semble que cette table-ronde incite à questionner davantage les passages entre les cultures. Pour cela, il pourrait être opportun de poursuivre et prolonger les pistes ouvertes par le GDRI « Ambiances en traduction » (Thibaud et Siret (Dir.), 2014-2017), en interrogeant de nouveau la posture du traducteur comme permettant l’appréhension d’une ambiance par le prisme de la diversité socio-culturelle.

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Bibliographie
AMPHOUX, Pascal, 2001. L’observation récurrente. In : GROSJEAN, Michèle et THIBAUD, Jean-Paul (eds.). L’espace urbain en méthodes. Marseille : Parenthèses. pp. 153-170.
GRIFFERO, Tonino, 2009. Atmosfericità. “Prima impressione” e spazi emozionali. Aisthesis. Pratiche, Linguaggi E Saperi dell’estetico, 2(1). https://doi.org/10.13128/Aisthesis-10947
PECQUEUX, Anthony (dir.), 2014-2018. ANR HAPARÊTRE – Habiter : la part de l’être. Programme ANR : droit, démocratie, gouvernance et nouveaux référentiels (DS0805).
PETITEAU, Jean-Yves et RENOUX, Bernard, TALLAGRAND, Didier, TIXIER, Nicolas et TOUSSAINT, Maïlys (eds.), 2018. Dockers à Nantes. L’expérience des itinéraires. Annecy : École supérieure d’arts Annecy Alpes/ENSA Nantes. 132 p.
SCHAFER R., Murray, 2010. Le paysage sonore : Le monde comme musique. Paris : Éditions
Wildproject, 411 p.
THIBAUD, Jean-Paul, 2013. Ambiances urbaines, écologie sensible. In : EUZEN, Agathe, EYMARD, Laurence et GALL, Françoise (eds.). Le développement durable à découvert, Paris : CNRS Éditions. pp. 120-121.
THIBAUD, Jean-Paul, 2001. Les parcours commentés. GROSJEAN, Michèle et THIBAUD, Jean-Paul (eds.). L’espace urbain en méthodes. Marseille : Parenthèses pp. 79-99.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Laure Brayer (24 novembre 2022). Réactions et perspectives ouvertes par la question socio-culturelle pour les travaux de AAU. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 25 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlwn