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Ambiances, milieu, paysage : comment faire travailler les écarts ?

Ce billet s’inscrit dans le cadre de la table-ronde « Ambiance – Milieu – Paysage » qui s’est tenue lors de la seconde Rencontre AAU : Situer les approches en termes d’ambiance. Faisant suite aux interventions de Pascal Amphoux, Théa Manola, Yann Nussaume et Frédéric Pousin, on y propose un rebond « à chaud » privilégiant la perplexité.

Mots-clés : Ambiance, Histoire des idées, Écologie, Environnement, Paysage, Architectes paysagistes

La question posée à l’occasion de cette journée scientifique du laboratoire est celle du rapport sensible aux milieux de vie en faisant retour sur trente ans de travaux de trois contributeurs importants en France ayant chacun déployé aussi bien des travaux empiriques que des cadrages théoriques. Si le projet initial était de documenter des affinités, voisinages, éloignements, spécificités, complémentarités, champs aveugles, force est de constater de nombreuses convergences, possiblement liées à des regards qui sont tous ceux d’architectes, notamment préoccupés du rapport à la conception qu’entretiennent les notions d’ambiance, de milieu et de paysage.

Cette demi-journée est plutôt à tonalité archéologique que prospective. Elle permet de participer à une histoire des idées ou plus précisément à une histoire de la recherche architecturale, urbaine et paysagère. Ce plan historiographique nous ramène en l’occurrence largement au segment des années 1960-1990 (des questions, des auteurs, des instrumentations, des laboratoires, des écoles) avec différentes tentatives d’institutionnalisation évoquées notamment par Frédéric Pousin. Tout compte fait, cela montre l’intérêt d’un « temps long » par-delà les modes de différents « turn » dans les « studies ». On pourrait croiser cette histoire avec celle que pouvait convier François Dosse (2003) dans la marche des idées ou encore Christian Topalov (2015) dans ses recommandations quant à l’écriture de la recherche urbaine.

Exprimer ? Théoriser ?

A quoi cela sert-il donc de théoriser des notions ? Il me semble que l’on peut s’accorder sur les vertus des boussoles théoriques, celles qui nous permettent de cheminer dans un ensemble d’idées ; il n’est pas forcément heureux de s’arrêter à des notions ou des concepts mais bien de voir comment ils sont engrammés dans des pensées qui sont toujours, aussi, des expériences (cf. parmi de nombreux exemples le Dictionnaire international Bourdieu sous la direction de Gisèle Sapiro). Frédéric Pousin peut ainsi dire son intérêt précoce pour des théories plurisensorielles relativisant la place hégémonique de la culture visuelle, les promesses du démesurable ouvrant vers l’imaginaire. C’est alors que l’on peut cerner différentes acceptions et conceptions d’une notion : le milieu dans la théorie acteurs/objets/environnement proposée par Jacques Lévy n’est pas le milieu chez Augustin Berque qui n’est pas le milieu associé à une technique de Gilbert Simondon ! Les notions nous aident à mieux penser, dépasser des oppositions insatisfaisantes parce que paresseuses (subjectivité/objectivité ; nature/culture ; individuel/collectif…). Une théorie (dite de l’acteur-réseau) peut ainsi nous aider à penser les relations entre humains et non-humains)… Le rappel des trois niveaux de la sensorialité, de la sémantique et de la signification par Pascal Amphoux est à cet égard tout autant éclairant.

Peut-être serait-il utile de mettre à l’épreuve le triptyque notionnel en le confrontant au lexique de l’anthropocène, aux émotions de la terre (cf. Albrecht 2021).

Est-ce que l’on pense pour rassembler (un monde pluriel mais commun) ou pour séparer, clarifier ? Est-ce que l’on cherche des constellations ou des démarcations ?

Il ressort plutôt de cette matinée l’enjeu de nourrir des constellations et, pour le sensible, rien de mieux que la littérature tout de même (cf. Jablonka 2014) ! Nous pouvons alors nous rapprocher d’écritures de l’expression (exemple du croquis d’ambiance) et nous faire davantage post-disciplinaires.

Mais l’opération de clarification, de différenciation n’est pas absente pour autant, notamment dans la précision nécessaire du rapport aux politiques publiques. Les clarifications sont toujours provisoires mais aident sur un plan heuristique : au sein même des « ambianceurs », il y a des oppositions vives que l’on pourrait souligner sans redouter l’identification « d’ennemis théoriques ». Par exemple et pour rester dans ce champ de travail, les modélisateurs et les narrateurs sont-ils forcément des alliés ?

Avec qui les architectes discutent-ils ?

S’il convient de nourrir des constellations, on peut poser cette question aux intervenants partageant cette même identité de formation. Quels sont leurs appuis ? Ici plutôt des philosophes, des géographes, des paysagistes. Ce sont des inspirateurs proches, une veine possiblement (la « tentation » de la philosophie) qui s’accompagne d’une quête d’opérationnalisation. On peut certes, c’est mon cas, être peu à l’aise avec l’opposition entre le « hors sol » et « l’opératoire » (l’ambiance peut être soi-disant opératoire – modélisation de l’ambiance sous un arbre isolé… – ou soi-disant hors-sol – une réflexion meta sans terrain) mais disons que s’est joué, dans cet appel à l’opératoire, l’orientation vers le projet, ce que la notion d’embrayage peut recouvrir dans la conception. Manquait peut-être sa qualification, son mode de développement : transition, bifurcation ?

Même si la perspective était assumée comme francophone, on peut regretter de ne pas avoir soumis quelques pistes qui se déploient depuis quelques années sous les termes « d’agency » ou encore « environmental sensibility ». Cela promettrait des dialogues plus soutenus avec une certaine géographie non représentationnelle ou avec une anthropologie des objets. Un autre champ aveugle de cette demi-journée de travail, les théories de l’action, les savoirs situés (l’enjeu de relocaliser les discours disciplinaires) n’ont pas été spécifiquement convoqués. Ces manques ne sont pas des regrets, il s’agissait bien d’une conversation et non d’un tour d’horizon exhaustif !

Il n’est alors pas inutile, pour conclure ce court rebond, de relire le programme pragmatique écrit il y a près de 20 ans par Jean-Paul Thibaud (2004) et qui mérite toujours d’être mis à l’épreuve concernant les ambiances urbaines. Il proposait trois lectures : exogène avec l’enjeu d’un retour vers le concret, les lieux, les gestes à l’œuvre, l’ordinaire en commun (prendre au sérieux le sentiment de familiarité) ; transverse avec ce qu’il nommait le chiasme des ambiances, l’ambiance se trouvant au croisement d’une esthétique et d’une pragmatique de l’espace urbain (sociologie de l’action) ; endogène enfin avec une sensibilisation de l’habiter permettant de saisir du diffus, l’unité du pluriel ou encore l’expression de l’ineffable. Sur ces trois volets, le programme reste d’actualité.

Ecouter le podcast sur la chaine CanalU des rencontres AAU

Bibliographie

ALBRECHT, Glenn, 2020. Les émotions de la terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde. Paris : Les liens qui libèrent. 368 p.

DOSSE, François, 2003. La marche des idées. Histoire des intellectuels, histoire intellectuelle. Paris : La Découverte. 360 p.

JABLONKA, Ivan, 2014. L’histoire est une littérature contemporaine. Paris : Seuil. 352 p.

SAPIO, Giséle (ed.), 2020. Dictionnaire international Bourdieu. Paris : CNRS Éditions. 963 p.

THIBAUD, Jean-Paul Thibaud, 2004. Une approche pragmatique des ambiances urbaines. In AMPHOUX, Pascal, THIBAUD, Jean-Paul et CHELKOFF, Grégoire. Ambiances en débats. Bernin : A La Croisée. pp.145-162.

TOPALOV, Christian, 2015. Histoires d’enquêtes. Paris :Classiques Garnier . 512 p.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Laurent Devisme (24 novembre 2022). Ambiances, milieu, paysage : comment faire travailler les écarts ? Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlwt


Laurent Devisme

Professeur d’études urbaines, mon travail relève principalement, au sein des sciences de l’espace des sociétés, d’une approche ethnographique de l’urbanisme. Comment se déploie aujourd’hui la fabrique urbanistique, quelles sont les raisons de l’action aménagiste ? Mes travaux concernent principalement : l’urbanisme comme pratique technico-politique de transformation intentionnelle des espaces ; l’approche expérimentale de la sociologie urbaine et la connaissance des territorialités contemporaines ; les théories des sciences de l’espace des sociétés et l’enjeu des théories de l’action et du sens pratique aménagiste.

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