Appréhender un lieu et son ambiance à travers les récits de vie de ses habitants. La cité Jean Macé, « dernier village gaulois » de la métropole grenobloise.
À Jean Macé, l’ambiance se trouve à l’articulation même entre cadre spatial, structures sociales et éléments sensibles. Elle donne un ton particulier à la vie collective tout en s’imprégnant à son tour du « génie du lieu ». Ses habitants l’éprouvent au quotidien, elle fait partie de ces existences moindres qui y font patrimoine et qui représentent un levier formidable pour penser son devenir. Elle nous incite à prendre part dans les sociabilités du lieu et engage des processus d’attachement au lieu qui fixe et ancre tant spatialement que socialement les individus qui l’habitent.
Mots-clés : ambiance, histoire de vie, quotidien, mémoire, itinéraires
« Les virtuels sont là, tout autour de nous, ils apparaissent, disparaissent, se transforment au fur et à mesure que la réalité elle-même change » (Lapoujade, 2017 ; p. 32) cette citation tirée du livre de David Lapoujade nous rappelle ce que Jean-Paul Thibaud écrit dans son article « Les puissances d’imprégnation de l’ambiance » à propos du mode opératoire de celle-ci : « De l’ordre de l’infraordinaire, se donnant sur le mode de l’évidence, elle s’efface devant les affaires courantes et passe généralement inaperçue » (Thibaud, 2018 ; p. 73). L’ambiance relèverait ainsi, tout comme les êtres virtuels, d’éléments « à peine visibles au regard ordinaire » (Op. cit., p. 31) et que nous éprouvons au quotidien, parfois sans même en être conscients. En étant à « l’articulation des formes sensibles, des formes sociales et des formes construites » (Thibaud, 2013 ; p. 120), elle nous offre la possibilité d’enquêter sur des espaces ordinaires à forte signification affective.
Comment alors saisir ces existences moindres (les percevoir) de manière à pouvoir les partager et leur donner leur légitimité (les faire voir) dans des processus de transformation de la ville ? Dans notre recherche, nous postulons que c’est en enquêtant par l’intérieur qu’il nous est possible de les révéler. Pour cela, il devient nécessaire de construire et/ou de mobiliser les outils nécessaires pour « saisir le vécu social, le sujet dans ses pratiques, dans la manière dont il négocie les conditions sociales qui lui sont particulières » (Préface de Balandier dans Ferrarotti, [1983] 2016 ; p. 10). C’est alors dans la méthode des itinéraires de Jean-Yves Petiteau qui consiste « à suivre celui qui nous guide par le corps et la parole sur un territoire qu’il invente et construit par la mise en scène de son récit » (Petiteau et Renoux, 2018 : p. 5) que nous trouvons les outils à même de faire voir « ces existences moindres » de la vie quotidienne, souvent imperceptibles par l’extérieur.
Jean Macé, une cité qui se prête à des attachements significatifs

La cité Jean Macé s’est construite entre 1931 et 1936 au nord-ouest de Grenoble dans un secteur très industriel enserré entre l’Isère et la voie ferrée. Pour ces habitations collectives à bon marché édifiées par l’Office public de Grenoble, les architectes Fonne et Rochas font le choix de l’îlot ouvert composé de 8 bâtiments sur 4 niveaux qui dessinent une cour centrale. Des décennies plus tard, en 2002, le quartier commence à se dépeupler petit à petit en attendant sa reconstruction prévue entre 2008 et 2014. Pour les habitants, accepter la démolition de « leurs maisons » s’avère difficile, mais ils sont bien conscients que les murs ne tiennent plus.
C’est alors dans ce contexte qu’un ouvrage intitulé « Un quartier de ville : Jean Macé. Les abattoirs : mémoire pour demain » est publié par l’Union de Quartier très engagée dans la vie sociale de la cité. Ce livre qui rassemble l’histoire et les témoignages des anciens habitants de Jean Macé se veut être la mémoire de demain pour leur quartier qui se trouve en pleine recomposition avec le projet de la Presqu’île. Car, le nouveau Jean Macé apparait désormais dans le récit de la ville comme l’interface entre des éléments historiques hérités de son passé industriel et des éléments contemporains s’inscrivant dans sa quête à la métropolisation.
Depuis quelques années, la cité se recompose donc avec les tours et résidences construites autour pour former in fine le quartier Confluence-Presqu’île. Mais les choses ne sont pas si simples au quotidien du fait de l’histoire de cette cité si longtemps isolée, de sa configuration spatiale, de son échelle et des pratiques d’habiter qui y sont ancrées et où se juxtaposent désormais des histoires et des pratiques des lieux différentes. Ce n’est pas une mince affaire que de maintenir la vie sociale et l’ambiance familiale qu’il y a eu autrefois dans ce quartier, mais ses habitants espèrent « retrouver ce qui a fait l’esprit et la joie de vivre de Jean Macé » à l’issue de ce projet d’ampleur métropolitaine (Fournier et al., 2006 : p. 101).
Au-delà même d’incarner un témoin historique et un patrimoine du 20e siècle, c’est par sa forme urbaine qui consiste en un îlot ouvert avec un espace collectif en son cœur que la cité Jean Macé offre des capacités d’appropriations spatiales et socio-affectives singulières. La place au centre est à mi-chemin entre l’espace public et l’espace privé telle une extension du logement familial. Elle s’apparente presque à une scène de théâtre où prennent place les relations familiales et de voisinage au quotidien et lors d’événements plus exceptionnels. Le cadre spatial n’est plus qu’un simple support, mais un véritable producteur d’actions collectives, de pratiques, d’usages et d’ambiances inédites. Nous supposons, ici, que c’est à travers leurs caractéristiques physiques, esthétiques, sensibles et sensorielles que les lieux encouragent et facilitent l’émergence de pratiques d’habiter et de liens sociaux solides qui rendent les lieux « habitables » (Chalas, 2000) et « aimables » (Martouzet, 2014).
Récits de vie et ambiances du lieu
Le rôle du « geste architectural »

Aujourd’hui, Jean Macé a changé. Il ne reste plus que cet immeuble-là au bord de l’Isère qui a été super bien rénové. /// Le dernier immeuble qui reste, au bord de l’Isère, on a demandé à garder ses volets d’origine. On a refusé qu’ils mettent des volets neufs. /// Dans l’ancienne cité, on sentait qu’il y avait eu de la vie. /// Les arbres là, c’est nous qui les avons fait planter à l’époque. On avait demandé à la mairie de faire l’emplacement avec les arbres. Les deux premiers là non, ils sont nouveaux. Ça, aussi, c’est d’origine. On a essayé de garder les vieux murs des abattoirs. Ils voulaient tout démolir, mais nous on a refusé. Et ce qu’on voit là derrière, entre les deux bâtiments neufs, c’est la vieille usine Merlin Gerin. /// Dans l’ancienne cité, on sentait qu’il y avait eu de la vie. /// Vous voyez, on a refait presque à l’identique la nouvelle cité. /// Ils ont remis un petit parc au milieu, mais ce n’est pas pareil. Il est moins personnel. Avant, il y avait quelque chose de personnel, mais ça s’est cassé. Je pense qu’il y a un patrimoine qui a disparu et ça a tout changé. /// Ils vous ont montré des photos ? C’est ce côté-là. Ça faisait une unité, il y avait un geste architectural qui était différent, alors que là ce sont juste des bâtiments accolés.
Le rôle de la « place du village »

Je cherche une photo de l’ancienne place avant la démolition. La place était là, au milieu. On faisait la course en sac, il y avait plein de jeux. /// L’ancienne place tenait tout l’ensemble au milieu là. Elle était chouette, mais je ne te raconte pas les dégâts qu’il y a eu parce que les gamins avec leurs vélos, ils allaient trop vite et les jeunes le soir ils mettaient de la musique. Alors ceux qui habitaient en face, ils n’étaient pas contents. /// On y faisait les fêtes de quartier et ça marchait avant. Celle dont je parle a été détruite, c’est Hubert Dubedout qui nous l’avait faite. Dans la cour de la cité, il y avait beaucoup de monde à un moment, mais depuis un an on a vu qu’il ne reste plus que les petits. /// Mon balcon donnait sur la place et je surveillais mes enfants quand ils y jouaient. /// La cité, c’était des bâtiments anciens, un petit peu obsolètes, mais avec des possibilités de vie très importantes notamment avec la place au milieu. Le nouveau parc est bien, mais c’est un jardin public c’est tout, tandis qu’avant il y avait quelque chose de particulier. Ce n’était pas du n’importe quoi. /// C’est vrai que la cité devait être refaite à l’identique c’est-à-dire des bâtiments de chaque côté et une grande place centrale. Bon, a encore un petit jardin qui est bien, mais cet immeuble ne devait pas exister. On aurait dû avoir une grande place comme avant, mais pour meubler un peu, ils ont fait cet immeuble.
Le rôle de la vie collective

Une fois, on a été sur le journal local avec un collègue. C’est pendant qu’ils démolissaient le quartier. Ils avaient fait un article « Le dernier village gaulois » de la métropole. /// À Jean Macé, ils se sont auto-organisés tous seuls. Il y avait une vie communautaire extrêmement forte qui s’est créée parce que c’est des gens qui passaient les weekends ensemble et les enfants étaient élevés ensemble. /// On avait un maire avec ses adjoints, c’était la cité libre des Abattoirs. /// On passait pour la quête du quartier. On faisait les adhésions au quartier avec une carte contre quelques francs. Et quand on faisait une fête de quartier, on prenait un orchestre. Une fois on s’est retrouvé à 600 personnes ! /// On l’appelle le quartier Jean Macé, mais en fait ce n’est pas un quartier. /// Le midi, après le manger, les dames se réunissaient sur le trottoir pour discuter et tricoter au soleil. Le mieux, c’était le lavage du samedi. C’était radio bassin. On a eu aussi la guerre, les femmes s’entraidaient entre elles et quand c’était terminé, elles ont continué à avoir cette façon de faire. Après, nous les enfants on a continué dans l’entraide. /// Ce secteur-là c’était comme en famille, on se connaissait tous. On se rendait service. /// Ici, je me sens comme dans un village et en même pas cinq minutes je suis au centre-ville. /// Jusqu’à présent ça m’a traumatisé de devoir quitter la cité Jean Macé. Ça faisait 25 ans que j’y étais. C’était vraiment comme une famille. J’étais attachée à l’ambiance, au confort. Quand il y avait des fêtes, des kermesses, il y avait de l’ambiance. /// J’ai rencontré les anciens pour la galette des Rois. Ils étaient tous pratiquement nés dans Jean Macé ! Ça faisait entre 70 et 90 ans qu’ils étaient là. Ils se sont tous à peu près connus dans le quartier. C’est impressionnant ! C’est dans les villages qu’on grandit, qu’on vit et qu’on vieillit finalement. Et bien là c’est comme ça à Jean Macé !
Le rôle du personnage public

Dans l’Union de Quartier, on retrouve dedans Roger et sa femme, Alain et sa femme, la génération un peu des 70 ans. Ces quatre personnes, ils portent l’histoire de Jean Macé. /// Roger, c’est quand même un personnage qui a le contact. C’est la mémoire du quartier même s’il y a d’autres anciens. C’est le personnage du quartier. Tout le monde le connaît avec son béret rouge, il est très respecté même par les nouveaux. Il est moins dans les rues maintenant, mais avant il était tout le temps dehors. Il marche, il regarde tout ce qui va ou qui ne va pas, il parle aux gens. /// Ici, à Jean Macé, ce n’est pas facile de se faire sa place. Les anciens de la cité sont plus connus que les nouveaux qui habitent dans les nouveaux bâtiments. Même s’ils s’impliquent dans l’Union de Quartier, ce n’est pas pareil. /// Il y a quelque chose qui marche bien, c’est quand Roger fait avec Actis la fête des voisins. Là, même les adultes viennent, mais dans les autres animations c’est plus rare. /// Ce qui est curieux, c’est qu’en tant qu’Union de Quartier ils nous connaissent tous ici et surtout les enfants. Quand on se balade avec des élus et qu’on arrive à l’école, ils n’en reviennent pas qu’on soit connu comme ça. Une fois, il y avait l’architecte Portzamparc et l’adjoint au maire, il lui avait présenté le président de l’Union de Quartier en lui disant « voici le chef du village gaulois », mais en fait il se trompait parce que le chef du village ça a toujours été Roger !

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Bibliographie sélective
CHALAS, Yves, 2000. L’invention de la ville. Paris : Economica Anthropos. Collection Villes, 199 p.
FERRAROTTI, Franco, 2013. Histoire et histoires de vie. Téraèdre. Réédition, 245 p.
FOURNIER, Maurice, GRILLOT, Monique, GRILLOT, Roger et al.,DESTOT, Michel(Préf.), publié par l’Union de quartier Arago – Jean Macé – Martyrs, 2006. Un quartier de ville : Jean Macé. Les abattoirs : mémoire pour demain. Grenoble : Patrimoine et Développement, , 128 p.
LAPOUJADE, David, 2017. Les existences moindres. Paris : Éditions de Minuit. Paradoxe, 99 p.
MARTOUZET, Denis, 2014. Ville aimable. Tours : Presses Universitaires François Rabelais. Collection Perspectives Villes et Territoires, 384 p.
PETITEAU, Jean-Yves et RENOUX, Bernard, TALLAGRAND, Didier, TIXIER, Nicolas et TOUSSAINT, Maïlys (dir.), 2018. Dockers à Nantes. L’expérience des itinéraires. Annecy; Nantes : École supérieure d’arts Annecy Alpes/ENSA Nantes, 132 p.
THIBAUD, Jean-Paul, 2013. Ambiances urbaines, écologie sensible. In : EUZEN, Agathe, EYMARD, Laurence et GALL, Françoise (dir.), Le développement durable à découvert [en ligne]. CNRS Éditions. pp. 120‑121. [Consulté le 15 septembre 2022]. Disponible à l’adresse : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00995502
THIBAUD, Jean-Paul, 2018. Les puissances d’imprégnation de l’ambiance. Communications, n° 102, pp. 67‑80. [Consulté le 14 septembre 2022]. DOI 10.3917/commu.102.0067
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Ryma Hadbi (24 novembre 2022). Appréhender un lieu et son ambiance à travers les récits de vie de ses habitants. La cité Jean Macé, « dernier village gaulois » de la métropole grenobloise. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlwq