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Bernard Lassus et Augustin Berque : parcours croisés entre les notions d’« ambiance », de « milieu » et de « paysage »

De nombreux livres et articles ont été écrits sur l’histoire et l’emploi des notions d’« ambiance », de « paysage » et de « milieu ». Ces publications insistent sur leurs significations souvent protéiformes, mouvantes selon les époques, les disciplines et les contextes. Afin de clarifier leur importance et leurs interrelations dans le domaine de l’aménagement et de l’architecture, retraçons quelques dates significatives de leur utilisation chez le plasticien-paysagiste Bernard Lassus (1929) et le géographe-japonologue Augustin Berque (1942).

Mots clefs : Ambiance, Augustin Berque, Bernard Lassus, milieu, paysage.

Les parcours professionnels et scientifiques de ces deux personnes, reconnus par des prix nationaux et internationaux, justifient leur intérêt comme corpus. Bernard Lassus a très tôt travaillé dans sa carrière sur les ambiances, puis il s’est fait reconnaître par sa contribution au domaine du paysage au cours des cinquante dernières années. Augustin Berque a, quant à lui, depuis les années 80, redéveloppé la notion de « milieu ». L’intérêt de choisir ces deux spécialistes se justifie par leur accointance pédagogique. Ensemble, en 1991, avec d’autres collègues, ils fondent le DEA « Jardin, Paysage, Territoire » (JPT) qui associe l’Ecole d’Architecture de Paris la Villette (EAPLV) et l’école des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Cette formation a été à l’origine de nombreuses thèses en lien avec les notions de « paysage » et de « milieu ». Elle a contribué aux développements de leurs aspects phénoménologiques, même si ceux-ci n’étaient pas explicitement mis en avant dans le programme pédagogique.

Bernard Lassus : des « ambiances » aux « paysages »

Le 1er janvier 1962, le plasticien Bernard Lassus fonde le Centre de Recherche d’Ambiances (CRA). Depuis le milieu des années cinquante, dans le cadre de ses installations artistiques, il mène des expérimentations visuelles qui s’inscrivent dans le développement du courant cinétique. Toutefois, à la recherche d’un art social, Bernard Lassus ne souhaite pas s’enfermer dans un rôle d’artiste de galerie et la création de ce centre a pour but de pousser des études collectives à différentes échelles. Il regroupe des spécialistes de divers domaines qui collaborent tout en poursuivant leur activité professionnelle. Les travaux de Bernard Lassus sur les ambiances sont démonstratifs d’une prise de conscience d’une poly-sensorialité des individus, d’une diversité des perceptions spatiales liées à celles-ci et de la possibilité de jouer sur leurs appréhensions. Symbolique de son intérêt pour ces altérités, il débute en 1963 un cours et des exercices d’« étude visuelle » à la section du paysage et de l’art des jardins à l’ENSH de Versailles (Donadieu Pierre, 2020). Au cours des années qui suivent, s’il semble toujours sensible à créer des ambiances dans ses propositions, le thème du paysage devient progressivement prédominant dans le développement de son travail. Son texte de 1965 « pour un paysage global » peut être observé comme un marqueur de cette évolution progressive des « ambiances » vers le « paysage ».  Ce changement correspond à une évolution de ses commandes, liée aux transformations urbaines conséquentes des trente glorieuses. Son attention, pour la prise en compte des particularités des sites du tactile et du visuel, du naturel et de l’artificiel, de leurs ambiances, tranche avec la pratique architecturale dominante de l’époque où les terrains sont souvent perçus par les maîtres d’œuvre comme des tables rases.  Elle va dans le sens d’une évolution des préoccupations du Ministère à l’égard d’une reconnaissance des paysages qui accompagne la Loi d’Orientation Foncière (LOF) de 1967 et la mise en œuvre des Plans d’Occupation des Sols (POS) et des Schémas Directeurs d’Aménagement et d’Urbanisme (SDAU). En parallèle avec cette structuration administrative, Jacques Sgard et Bernard Lassus fondent en 1968 l’Association Paysage avec douze fondateurs. Elle préfigure la création en 1975 du Centre National d’Etude et Recherche du Paysage (CNERP) (Luginbühl Yves, Dauvergne Pierre, 2018).La fondation de l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Versailles en 1976 est constitutive de cette montée en puissance de l’importance du domaine du paysage, non pas limité à la conception de jardin et dépendant de l’horticulture, mais compris comme essentiel aux aménagements urbains et ruraux à différentes échelles. Dans cet établissement, Bernard Lassus dirige l’atelier Charles-Rivières-Dufresny jusqu’en 1987 où il sensibilise les étudiants à l’importance d’une analyse rigoureuse des terrains, cherchant à éviter les présupposés et s’imprégnant de leurs particularités, comme constitutifs du projet.  Si la notion de phénoménologie n’est pas utilisée par Bernard Lassus, on peut avancer qu’il a une certaine conscience de la subjectivité de la perception paysagère qui commence à être abordée dans des publications des décennies soixante-dix, quatre-vingt (Bertrand Georges, Dolfuss Olivier, 1973 ; Sanguin André-Louis, 1981). En ce sens, en 1977, Bernard Lassus publie sa recherche sur les habitants paysagistes. Elle montre l’importance de considérer leur jardin non pas comme des collections d’objets désincarnés, mais structuré par l’existence de systèmes à déchiffrer. Aussi, en 1987, il réunit au Sénat des chercheurs autour de la thématique « Hypothèses pour une troisième nature ». La distinction entre « environnement » et « paysage » est progressivement posée : l’environnement étant compris comme les données objectives d’un lieu et les paysages comme leurs lectures subjectives dépendant des groupes sociaux et des individus.

Augustin Berque : des « milieux » aux « paysages »

La même année, Augustin Berque, alors Directeur de la Maison Franco-japonaise, organise un colloque sur « La recherche paysagère en France et au Japon » (Berque Augustin, 1988). Les membres fondateurs du futur DEA JPT (Augustin Berque, Lucien Chabasson, Michel Conan, Bernard Lassus, Alain Roger) y sont conviés. Ce colloque s’inscrivait dans la suite des recherches qu’Augustin Berque avait débuté depuis l’obtention de sa thèse sur l’influence du milieu nippon sur les perceptions de l’espace et les aménagements urbains. Son ouvrage, publié en 1986, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, propose un début de théorisation de la notion de milieu ; il s’appuie sur une analyse de la pensée du philosophe Watsuji Tetsurô et son ouvrage publié en 1935 Fudô.

En octobre 1990, l’ensemble des futurs membres du noyau du DEA se retrouvent pour participer à un colloque intitulé « Au-delà du paysage moderne », organisé sous la direction d’Augustin Berque au Centre Georges Pompidou avec l’appui de la revue Le Débat. La création du dea répond à la montée en puissance des interrogations paysagères face aux transformations rapides des territoires dans la société française (Nussaume Yann, Nys Philippe, 2012).  A la même période, d’autres DEA sont également créés comme celui « Ambiances architecturales et urbaines » associant l’école d’architecture de Grenoble, l’école d’architecture et l’université de Nantes. Dans le programme du DEA JPT, ce paragraphe expliquait ses orientations :

« parallèlement aux processus constitutifs de nouveaux territoires urbains, à ceux des évolutions technologiques rapides, le rapport sensible de l’individu à l’espace et à la nature évolue, crée de nouveaux lieux et bouleverse les liens sociaux. Face à ce phénomène, on souligne un double mouvement qui coexiste, suscité d’une part par les transformations de l’environnement, et d’autre part par celles des sociétés qui modifient sans cesse l’appréciation de cet environnement. Comprendre et enquêter sur ces transformations dans leurs expressions historiques, géographiques, archéologiques, philosophiques, sociologiques, esthétiques, permet de mieux appréhender les problèmes d’interprétation et d’aménagement qui en résultent, en fonction des époques et des milieux ».

(Nussaume Yann, 2021)

Les enseignements du DEA JPT sont, comme l’explique Augustin Berque, l’opportunité de défendre, pour lui, que :

« le paysage est exemplairement une réalité trajective, ni proprement subjective (il existe bien matériellement), ni proprement objective (il dépend, pour exister comme tel, de qui le regarde). Ni simple écosystème, ni simple représentation, mais, trajectivement, l’un et l’autre à la fois, construit comme tel par l’histoire, mais donnant chair à l’histoire… C’est-à-dire que le problème de paysage ne m’intéressait pas tant pour lui-même que comme illustration d’un problème plus vaste, celui de l’institution de la réalité des milieux humains. »

(Berque Augustin, 2014)

La notion de « milieu » et les notions de « paysage » et d’« ambiance »

Le développement de la notion de « milieu » par ce géographe se poursuivra dans les décennies suivantes dans de nombreux ouvrages. Il doit être compris comme une volonté d’expliquer le pourquoi des altérités en prenant en compte de nombreuses données (sociales, géographiques, économiques…), d’une manière dite « trajective » pour éviter les risques de déterminisme. La clarification de l’importance des milieux explicite pourquoi les notions de « paysage » et d’« ambiance » peuvent être appréhendées de différentes façons. Ce point important distingue la notion de « milieu » de « paysage » et d’« ambiance ». Entre les notions d’« ambiance » et de « paysage, » retenons l’importance des échelles d’appréhension. Le titre d’un article de Bernard Lassus de 1993 « L’obligation de l’invention, du paysage aux ambiances successives » est en ce sens inspirant. Faut-il comprendre les ambiances comme des micro-composantes des paysages ? La fondation du DEA, accompagnée de plusieurs publications collectives (Berque Augustin, Conan Michel, Donadieu Pierre, Lassus Bernard, Roger Alain, 1999), favorisera des avancées substantielles, dont on peut retrouver deux principes majeurs dans la convention du paysage adoptée en 2000 : l’importance des différences de perception et le fait que le « paysage » regroupe l’ensemble des territoires tant construits que naturels… Dans le cadre des recherches de notre unité « Architecture, Milieu, Paysage », depuis une vingtaine d’année, nous avons poursuivi l’étude du rôle des milieux sur le développement des processus de conception et les aménagements architecturaux et urbains. Parmi ces travaux, mentionnons, la publication aux éditions du Moniteur de l’ouvrage Tadao Ando et la question du milieu, en 1999, dont le contenu explicite la compréhension de la « nature rendue abstraite » dans le travail de cet architecte. Nous pouvons citer également la parution du livre Milieu et architecture en 2021. A partir de trois dialogues organisés avec Augustin Berque, Philippe Madec et Antoine Picon, nous tentons de définir les fondements de l’importance des milieux sur le développement de l’histoire, de la théorie et les orientations récentes de l’architecture. Parmi les travaux de l’équipe, citons aussi deux doctorats, celui d’Alban Mannisi en 2017 qui questionne l’essor de la médiation paysagère au Japon et ses origines, et celui d’Aliki-Myrto Perysinaki de 2014 qui développe, entre autres, les articulations entre processus de conception soutenable et milieux. Son manuscrit a reçu le prix de la thèse en architecture en 2016.

Ecouter le podcast sur la chaine CanalU des rencontres AAU

Bibliographie

BERTRAND Georges, DOLLFUS Olivier, 1973. Le paysage et son concept. Espace géographique, tome 2, n° 3, pp. 161-163.

BERQUE Augustin, CONAN Michel, DONADIEU Pierre, LASSUS Bernard, ROGER Alain, 1999. La Mouvance, cinquante mots pour le paysage. Paris : Èditions de la Villette.

BERQUE Augustin, 2014. La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ? Nanterre La Défense : Presses universitaires de Paris Ouest.

DONADIEU Pierre, 2020. Bernard Lassus. Plasticien & architecte paysagiste, enseignant & chercheur. Topia (en ligne sous : https://topia.fr/2020/03/25/26-bernard-lassus/).

LASSUS Bernard, 2004. Couleur, lumière…, Paysage. Instants d’une pédagogie. Paris : Monum, éditions du patrimoine.

LASSUS Bernard, 1977. Jardins imaginaires (les habitants paysagistes). Paris : Éditions Presses de la Connaissance ; Weber.

LUGINBÜHL Yves, DAUVERGNE Pierre, 2018. Pour une histoire du Centre National d’Etude et de Recherche du Paysage (CNERP), Topia (en ligne sous : https://topia.fr/2018/11/30/les-debuts-de-lenseignement-a-lensp-2/).

NUSSAUME Yann, 2021. Milieu et architecture. Paris : Hermann.

NUSSAUME Yann, NYS Philippe, 2012. Affirmation et maturation d’un savoir. Les cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, Trajectoires doctorales, n° 26/27, 2012, pp. 121-132.

SANGUIN André-Louis, 1981. La géographie humaniste ou l’approche phénoménologique des lieux, des paysages et des espaces. Annales de Géographie, tome 90, n° 501, pp. 560-587.

Citer ce billet : Yann Nussaume “Bernard Lassus et Augustin Berque : parcours croisés entre les notions d’« ambiance », de « milieu » et de « paysage » ,” in Fabrique du sensible & mutations des espaces habités, 24/11/2022, https://rencontreaau.hypotheses.org/?p=1795.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Rencontre AAU (24 novembre 2022). Bernard Lassus et Augustin Berque : parcours croisés entre les notions d’« ambiance », de « milieu » et de « paysage ». Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlww


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