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Paysage, milieu, ambiance : petite histoire croisée de trois notions au sein des disciplines de l’aménagement

C’est à partir de mon parcours intellectuel et des derniers travaux de recherche que j’ai menés sur la planification régionale des années 1970 en France que j’évoquerai les notions de paysage puis de milieu dans leur relation à l’ambiance. Je serai amené à faire un retour sur des moments charnières de l’histoire récente de ces notions, afin d’éclairer la charge historique dont elles sont porteuses aujourd’hui. 

Mots clés : paysagisme, pluri-sensorialité, modélisation, géographie humaine, interprofessionnalité

Paysage

Tout d’abord j’évoquerai mon parcours personnel et ma rencontre avec le paysage. Mon intérêt pour le paysage est venu d’un besoin de théoriser le sensible partagé dans les années 1980 par beaucoup de chercheurs en architecture. Plus précisément, mon intérêt pour la théorie du paysage s’est confirmée lorsque j’ai intégré en 1992, sur l’invitation de Bernard Lassus, l’équipe d’enseignants du DEA Jardins, Paysages, Territoires à, l’École d’architecture de Paris-la-Villette. J’y découvrais une théorisation de l’approche pluri-sensorielle qui tendait à relativiser la primauté du visuel si prégnante au sein de la culture architecturale dont je provenais. B. Lassus élargissait la dimension du paysage à l’olfactif, au sonore, au tactile, au gustatif. Formé à la peinture et à la couleur, il savait que les phénomènes sensibles pouvaient être formalisés. Il avait inventé pour le paysage le contraste retardé par analogie avec le contraste simultané de Chevreul. La conceptualisation du sensible supposait la prise en compte d’une approche polysensorielle. Lassus avait crée en 1962 un centre de recherche d’ambiances dont les travaux ont été présentés en 1975 au Centre de création industrielle (CCI) du centre Georges Pompidou, sous la forme d’une exposition intitulée « Bernard Lassus, paysages quotidiens :  De l’ambiance au démesurable ».  Les travaux étaient classés suivant de nombreux thèmes, dont les ambiances, l’échelle tactile et l’échelle visuelle, les déplacements, la couleur, etc.  La confrontation entre information visuelle et présence physique l’amenait à établir que les volumes colorés produisent des sensations à la limite du tactile. La question du démesurable explorée dans les enquêtes sur les habitants paysagistes soulignait la dimension de l’imaginaire propre au paysage. Enfin, dans les années 1970, les paysagistes développaient la pratique du croquis d’ambiance pour concevoir et communiquer leurs projets. Sous ce terme sont désignés un genre de croquis perspectifs exécutés rapidement, visant moins la description physique d’un espace que la restitution de son ambiance (Pousin et al. 2006).

Parallèlement, je travaillais à une formalisation de la conception architecturale dans l’équipe de Philippe Boudon qui privilégiait certes une approche cognitive, mais qui recherchait à clarifier les articulations à la perception en interrogeant le rapport espace conçu/espace perçu. En outre, le rapport entre un espace de conception abstrait qui se manifeste dans le dessin et les modes d’expression des architectes, et l’espace vrai, l’espace architectural dont on fait l’expérience par le corps et les sens, faisait problème. Il a donné lieu à plusieurs développements autour du concept d’embrayage ainsi qu’à une réflexion épistémologique sur la notion de modélisation, rejoignant alors les théories de la complexité.  

La modélisation du sonore, développée magistralement par J.F. Augoyard et l’équipe du CRESSON, se démarquait et ouvraient des perspectives indéniables dans l’approche conceptuelle du sensible.

La conceptualisation du sensible supposait donc des démarches de modélisation qui leur conférait non seulement un caractère explicatif, mais encore un caractère opératoire. Car nous étions dans des écoles de concepteurs, architectes et paysagistes. Le paysage dont nous nous occupions n’était pas seulement une réalité géographique, mais la résultante d’une conception et un espace produit par des concepteurs et des habitants.    

Plan Paysage : Couverture du Carnet de la session 6 du séminaire itinérant Plan Paysage, consacré à la Métropole jardin.
source : https://planpaysage.hypotheses.org/files/2020/04/plan-paysage-6_VERSION3.pdf

J’ai pu mesurer dans les recherches récentes que j’ai menées avec Denis Delbaere et d’autres sur les études de paysage dans les Organisations régionales d’aménagement des aires métropolitaines (OREAM) de la France des années 1970, l’importance de la réflexion sur l’ambiance développée par les paysagistes issus de l’École du paysage de Versailles. Confrontés à l’aménagement du territoire, au grand paysage, ces professionnels se sont intégrés aux équipes pluridisciplinaires d’aménageurs pour revendiquer une approche sensible du paysage, complémentaire des analyses produites par les géographes et les sociologues de ces équipes.  Leur démarche, fondée sur la perception, supposait d’amples arpentages du terrain, un travail in situ propre à la formation des paysagistes, qui leur permettaient de caractériser les territoires en anticipant et réorientant leur transformation. Les outils mis en œuvre étaient alors des unités de paysage caractérisées par leur ambiance.

La définition des unités de paysage a été particulièrement explicitée dans le cas de l’OREAM de la Loire moyenne. Tout d’abord, à l’échelle du 1/100.000ème, une approche générale des paysages permettait d’identifier des unités de paysage à partir du croisement de données pertinentes au regard du paysage mais sans lien avec la perception.  C’est lors de la reconnaissance détaillée au 1/50 000ème établie par les paysagistes de l’OREAM (J.P. Saurin, Michèle Delaigue) que l’approche sensible était mise en œuvre. Une typologie d’unités de paysages y était définie à partir de 5 facteurs : les échelles de vision (petites et grandes), le relief, l’occupation du sol, les limites visuelles et l’ambiance. Pour établir ce travail de description, le principal sens convoqué était toutefois le visuel. Explicitées avec pédagogie dans des Cahiers de l’OREAM (vendus dans les gares), les unités de paysage avaient vocation à être débattues par le public. Elles proposaient un découpage de l’espace, à des fins de projet, indépendamment des limites administratives. Cette recherche sur les unités de paysage menée dans le cadre des OREAM a été inaugurale de toute une série de travaux développés ensuite dans le cadre des atlas de paysage et également des plans de paysage.

Milieu

La notion de milieu dans les disciplines de l’aménagement est peut être celle qui est le moins fondée sur le sensible jusqu’à sa réinterprétation dans les années 1980. Provenant des sciences naturalistes, elle est au service de l’analyse des relations entre un organisme vivant et la nature. La géographie humaine s’en est emparée pour étudier les rapports entre l’homme et la nature. Les géographes vidaliens proposent de considérer l’homme, au même titre que la faune et la flore, pour étudier les interactions biologiques sur terre. Le milieu des géographes vidaliens suppose ainsi l’interaction d’agents, naturels et anthropiques, physiques et sociaux. L’étude du “milieu” implique la collaboration entre différentes disciplines : climatologie, géologie, botanique, écologie pour l’étude de la nature, ethnologie et sociologie pour l’étude de l’homme. Pour l’école vidalienne, la nature génère des contraintes auxquelles les hommes répondent par leur « genre de vie », écartant tout déterminisme simpliste (M.C.Robic et al. 1992). Elève de Vidal de la Blâche, le géographe Maximilien Sorre a diffusé la notion de milieu en urbanisme, à travers l’enseignement qu’il dispensa dans les années 1950 à l’Institut d’urbanisme de Paris. Les notions de « milieu » et de « genre de vie » développées par Sorre ont eu un rôle pivot dans les approches transdisciplinaires.  Les paysagistes quant à eux étaient familiers de l’héritage vidalien.

Dessins d’ambiances. Planche XVIII, du rapport de recherche « Saisir le paysage urbain : Du rôle des publications et figurations architecturales, des pratiques photographiques et cinématographiques (1960-1970) », Pousin Frédéric (dir.), MCC, BRAUP, 2007.

Dans les années 1980, Augustin Berque a réactualisé la notion de milieu (Berque1990).  Inspiré par la phénoménologie qui place la perception au centre, Berque reprend la notion pour son rôle à la croisée des sciences de l’homme et des sciences de la nature. Il la dégage de son sens causal et mécaniste (facteurs et influences) pour en faire un complexe à la fois subjectif et objectif, phénoménal et physique (trajection), symbolique et écologique (médiance). Il l’enrichit d’une approche culturaliste faisant appel à l’anthropologie pour la conceptualisation. A l’instar de l’ambiance, la médiance se saisit par une immersion affective et pratique dans un milieu, à des échelles données et selon un enchainement de motifs de trajets de paysage. Co-fondateur du DEA Jardins, paysages, territoires (1990-2000), Augustin Berque a popularisé une conception renouvelée du milieu chez les paysagistes passés par cette formation.

Alexandre Callens, architecte-urbaniste, dont j’encadre la thèse (« Les espaces ouverts dans les projets de planification des campagnes urbaines »), a mené une enquête approfondie pour montrer que la notion de milieu est une notion clé non seulement à l’interface des disciplines de l’aménagement et de l’écologie, mais aussi des métiers d’urbaniste, de paysagiste, et d’écologue. Aujourd’hui, l’enjeu des démarches opérationnelles consiste à s’appuyer conjointement sur un dialogue interdisciplinaire et interprofessionnel.

Les trois notions de paysage, d’ambiance et de milieu, holistes et polysémiques, qui proposent de dépasser les oppositions objectif/symbolique, nature/culture, réalité/représentation se veulent aussi au service de l’opérationnel.  Cette dimension opératoire peut être interrogée à partir des instruments et notions qui en rendent perceptible la réalité pour les professionnels. Le croquis d’ambiance a représenté un moyen d’expression permettant de donner forme à l’ambiance d’un projet de paysage. La spécification des échelles et l’identification de motifs de trajets de paysage confère au milieu au sens de Berque son caractère de matrice pour des projets d’aménagement. Enfin c’est à partir des développements technologiques tels ceux permettant l’immersion que la théorie des ambiances a connu un ensemble de déterminations, de spécifications (Les Ambiances en actes 2012). Revenir sur ces notions de paysage, d’ambiance et de milieu est extrêmement stimulant tant au plan théorique qu’à celui de l’action. Je remercie les organisateurs de m’avoir invité à partager cette réflexion. 

Ecouter le podcast sur la chaine CanalU des rencontres AAU

Bibliographie

BERQUE, Augustin, 1990. Médiance, de milieux en paysages. Montpellier : GIP Reclus. 163p.

CALLENS, Alexandre, 2020. “Mapping the Palimpsest of Milieus: Towards a Shared Project on the Open Spaces of the Plaine Lyon-Saint-Exupéry,” Urban Planning, vol.5, 10.17645/up.v5i2.2795

DELBAERE, Denis, POUSIN, Frédéric (eds.), Carnet de recherche de restitution des séminaires itinérants d’étude des paysages produit par les Schémas d’aménagement de l’aire métropolitaine. https://planpaysage.hypotheses.org/

LASSUS, Bernard, 1975. Bernard Lassus, paysages quotidiens : De l’ambiance au démesurable [catalogue d’exposition] Paris : CCI, Centre Georges Pompidou. 88p.

POUSIN, Frédéric (dir.), BUNUEL, Fabrice, DELBAERE, Denis, HÉBERT, Florent, JANNIÈRE, Hélène, MICHEL, Xavier, 2006. Saisir le paysage urbain : Du rôle des publications et figurations architecturales, des pratiques photographiques et cinématographiques (1960-1970). Rapport de recherche finale, Paris : Ministère de la Culture et de la Communication, BRAUP, 350p. ⟨hal-02964066⟩

ROBIC, Marie Claire, BESSE, Jean-Marc, LUGUINBUHL, Yves, OZOUF-MARIGNIER, Marie-Vic, 1992. Du milieu à l’environnement : pratiques et représentations du rapport homme/nature depuis la Renaissance. Paris : Economica. 343 p.

THIBAUD, Jean-Paul, SIRET, Daniel (eds.), 2012. Ambiances in action – ambiances en acte(s): Proceedings of the 2nd international congress on ambiances – actes du 2nd congrès international sur les ambiances. Grenoble : Réseau international Ambiances. 820 p. ⟨halshs-00746478⟩

Citer ce billet : Frédéric Pousin “Paysage, milieu, ambiance : petite histoire croisée de trois notions au sein des disciplines de l’aménagement” in Fabrique du sensible & mutations des espaces habités, 24/11/2022, https://rencontreaau.hypotheses.org/?p=1277


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Frédéric Pousin (24 novembre 2022). Paysage, milieu, ambiance : petite histoire croisée de trois notions au sein des disciplines de l’aménagement. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlwu


Frédéric Pousin

Frédéric POUSIN est architecte, directeur de recherche au CNRS au sein de l’Unité Mixte de Recherche : Architecture, Urbanisme, Société. Savoirs, Enseignement, Recherche (AUSser). Ses travaux portent sur les savoirs et les représentations de l’architecture, de la ville et du paysage, leurs évolutions et transformations. Il a dirigé le projet de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), Photographie et paysage : Savoirs, pratiques, projets (http://photopaysage.huma-num.fr/) et co-dirigé (avec Denis Delbaere) le programme Plan paysage (https://planpaysage.hypotheses.org/). Il est actuellement co-responsable (avec Nathalie Roseau) du programme de recherche collectif Inventer le Grand Paris. Histoire croisée des métropoles ( http://www.inventerlegrandparis.fr/). Il est membre du comité de rédaction des Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère (https://journals.openedition.org/craup/).

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