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Au sujet de la part sociale et culturelle des ambiances. Précautions utiles et perspectives de travail

Ce billet fait suite à la tenue d’une table-ronde intitulée « Diversité socio-culturelle » lors de la 2nde journée du cycle de Rencontres AAU qui s’est tenue à l‘ENSA de Grenoble le 20 septembre 2022. Il synthétise un ensemble de réactions suscitées par les interventions de Virginie Milliot, Ryma Hadbi, Jinane Diab et Charles Ambrosino.

Mots-clés : altérité, affects, cultures (sociales, professionnelles,), identités (singulières / collectives), immersion

Cette table-ronde ouvrait un débat nouveau dans le champ des ambiances : celui de « la pertinence de la notion d’ambiance pour prendre en considération la dimension socio-culturelle de l’expérience sensible de l’architecture et de la ville » (argumentaire de la journée). Comment, d’une part, le vécu des ambiances est-il façonné, orienté par nos dispositions socio-culturelles et comment les approcher ? Comment, d’autre part, la vie sociale participe-t-elle d’une ambiance ?

L’écoute des différentes interventions fait émerger trois pistes de travail possibles, ainsi que quelques précautions utiles quant à l’usage du concept de culture et le type de posture au terrain.

Le concept de culture : un possible guêpier

De quoi parle-t-on lorsque l’on parle de culture ? comment passe-t-on de l’individuel au collectif ? comment monter en généralité alors même que la plupart des travaux de recherche sur les ambiances appréhendent l’expérience sensible par la focale de quelques individus et par le plus petit niveau des actions sociales ?

Pas de réponses fermées sur elle-même à ces questions, mais une mise en garde : celle de Virginie Milliot qui nous enjoint à considérer la nature floue du concept de culture, les définitions protéiformes auquel il donne naissance – lesquelles, souvent, nous empêche. N’aurait-on pas là quelques caractères communs avec la notion d’ambiance ? S’agirait-il alors de tourner autour du concept de culture plutôt que de l’aborder de front, comme cette précaution prise autrefois avec la notion d’ambiance ?

Plonger au terrain, endosser un rôle de passeur, entrer en empathie

La question reste entière mais deux pistes sont toutefois implicitement énoncées par chacun des intervenants, non comme des dogmes mais comme ce qui jaillit des frottements réguliers aux terrains.

D’abord plonger, saisir de l’intérieur, s’immerger au cœur même des quartiers, des territoires, de cette vie sociale ordinaire qui les anime et participe de leur ambiance. Si l’appel est entendable pour toutes celles et ceux qui développent leurs recherches en pratiquant le terrain, il comporte toutefois une inflexion majeure : celle d’une mise en disponibilité nécessaire de soi sur le temps long. Qu’il s’agisse de comprendre de quoi est faite l’ambiance du ressourcement au sein du quartier de la Goutte d’Or à Paris (Virginie Milliot), comment se partage le processus de reconstruction de la ville de Beyrouth après l’explosion de 2020 (Jinane Diab) ou encore les façons dont des habitants co-construisent l’ambiance d’un quartier au travers de leurs histoires singulières (Ryma Hadbi), toutes racontent une pleine présence au terrain. Il ne s’agit pas ici de multiplier les explorations de courte durée mais bien de se plonger dans l’ambiance des quartiers, c’est-à-dire d’y être régulièrement présent pour en décrire finement les multiples nuances, d’écouter longuement pour mieux comprendre dans les histoires singulières de chacun ce qui fait sens pour tous et cimente des collectifs, de donner voix aussi à celles et ceux qui les peuplent en retranscrivant au plus près des témoignages les perceptions et les vécus. Faire davantage nôtre, peut-être, la démarche anthropologique en s’interrogeant sur ce qu’elle apporte à une écologie sensible des milieux habités.

Endosser, dans tous les cas, un rôle de passeur sur le temps long. Mais en assumant de passer par les affects. Affects collectifs, émotions collectives (Kauffman & Quere, 2020), sensations partagées… Le vocabulaire foisonne, sans qu’on le définisse, sans non plus que l’on ne se comprenne pas. L’enjeu est sans doute ailleurs, dans l’idée affirmée d’un gain à assumer davantage un degré de porosité affectif au terrain, d’un crédit plus grand à accorder aux affects de celles et ceux que nous enquêtons. Parce qu’ils parlent au-delà des mots, parce qu’ils résonnent de leurs présences, parce qu’ils sont codifiés culturellement, les corps constituent l’ambiance en même temps qu’ils la disent. Reste à savoir, comme le questionne Anne-Claire Cauhapé (2017), s’il nous faudrait calibrer, en dosage et en degré, ces subjectivités pour permettre la prise de distance nécessaire à l’analyse ?

Culturalisation de la recherche en termes d’ambiance : trois chantiers possibles

Trois chantiers possibles me paraissent pouvoir être ouverts pour engager une réflexion de fond sur la part sociale et culturelle des ambiances.

Enquêter les manières d’être à la ville de public « singuliers »

Le premier consisterait à travailler à la compréhension des manières d’être à la ville de publics « singuliers » (personnes handicapées, immigrées, âgées, enfants…). Qu’est-ce que l’ambiance fait à ces publics et de quelle manière les sensibilités particulières qu’ils développent vis-à-vis de leurs milieux de vie participent-elles de l’ambiance ?

L’entrée par ces publics « singuliers » n’est pas nouvelle dans le champ des ambiances. De précédents travaux sur le handicap (Léothaud, 2006 ; Thomas, 2005) ou encore sur les personnes âgées (Leroux et Bardyn, 2003 ; Leroux, 2016) ont permis de rendre compte de l’efficace pratique des ambiances et / ou des types de compétences mises en œuvre par ces publics pour déjouer les contraintes liées à leur état. Des thèses sont actuellement en cours qui cherchent à comprendre, par le biais d’une focalisation sur les comportements de jeu (El Nesr, 2020 – …) ou de mobilité des enfants (Schumacher, 2020 – …) les potentialités qui leur sont offertes par les qualités matérielles et sensibles des espaces publics. Dans la perspective d’une culturalisation de la recherche en termes d’ambiance, l’enjeu aujourd’hui serait davantage de mettre en exergue leur part dans des manières d’être vulnérable, mal à l’aise, à sa place, en équilibre etc. C’est alors l’hypothèse d’une tonalité particulière de la présence aux ambiances de certains publics qu’il nous faudrait creuser.

Interroger la part des ambiances dans la constitution des identités

Une seconde piste de travail consisterait à interroger la part des ambiances dans la constitution des identités de quartiers et / ou de groupe. C’est ce dont nous parle Ryma Hadbi lorsqu’elle nous retrace l’histoire des cités de l’Abbaye, de la Capuche et de Jean Macé à Grenoble : malgré des transformations architecturales et urbaines répétées, l’identité de ces quartiers s’est forgée et s’est pérennisée dans le temps au travers des usages et des vécus des habitants. Histoire et histoires singulières s’entremêlent qui fondent l’ambiance des cités, une mémoire collective, le sentiment d’appartenir à une même communauté. Sans aborder cette question de front, c’est également ce que fait Kamel Boukir (2018) lorsqu’il s’intéresse aux « mecs de cités » et à la manière dont l’appartenance à un groupe (qui constitue à la fois une appartenance sociale, ethnique, religieuse) transparait dans des gestes du quotidien, dans des codes vestimentaires, dans des manières de gérer ensemble des évènements et des émotions… dans un ensemble de dispositions sociales et affectives qui font groupe. On est certes ici du côté du partage des ambiances, mais sans doute au-delà aussi : comment s’entrelacent ambiance et intersubjectivité dans la construction des identités collectives ? comment la revendication plus ou moins forte de ces identités, en public comme dans l’intimité d’un groupe, peut-elle produire de la cohésion, du conflit, le délitement d’une ambiance ou au contraire son enchantement ?

Réouvrir un chantier sur les cultures professionnelles

Enfin, plus qu’une piste nouvelle, un chantier pourrait être ré-ouvert dans le champ des ambiances : celui des cultures professionnelles. Qu’il s’agisse du monde de l’art, de celui de la conception ou encore du milieu médical par exemple, comment les ambiances sont-elles à la fois conçues, transformées dans le temps par celles et ceux qui travaillent dans ces milieux professionnels, vécues par ces personnels ? Comment participent-elles d’une plus ou moins grande implication de ces professionnels, d’un art du divertissement ou du soin ? Toutes les activités de conception, de création, d’accueil, de soin… s’enchâssent dans un cadre spatial, dans une ambiance, dans la complexité aussi de la vie sociale et des relations interpersonnelles (entre professionnels, avec et entre les visiteurs, les patients, les familles…). Un collectif de gériatre dénonçait en 2006 le rôle que pouvait jouer l’architecture dans la maltraitance des personnes âgées accueillies en institutions spécialisées. Mais plus que d’architecture, le texte parlait d’ambiance. Que produit sur les patients âgés atteints de troubles visuels une unité gériatrique dont les matériaux favorisent la surbrillance ? comment, en tant que personnel soignant, gérer au mieux le stress engendré par l’inconfort thermique des chambres des patients ? Ce texte interrogeait aussi « les désirs inconscients des concepteurs » (p.75). Comment l’architecte compose-t-il lui-même avec la vieillesse et en quoi cette relation personnelle à la fragilité inéluctable des corps oriente-t-elle son activité ? Un questionnement certainement essentiel dans le champ des ambiances, à l’heure où nos mondes connaissent de si profonds bouleversements.

Ecouter le podcast sur la chaine CanalU des rencontres AAU

Bibliographie

BOUKIR, Kamel, 2018. Les ambiances de la mort. In : LE CALVÉ, Maxime et GAUDIN, Olivier (eds). Exercices d’ambiances. Communications. N°102. pp. 169-184. [Consulté le 10 février 2021]. DOI : 10.3917/commu.102.0169

CAUHAPE, Anne-Claire, 2017. (S’) immerger, (se) distancer, (s’) écrire : la recherche au cœur de la création. Recherches en danse. [en ligne]. 15 novembre 2017. [Consulté le 27 septembre 2022]. DOI 10.4000/danse.1696

EL NESR, Maya, 2020. La conception des espaces urbains résidentiels et récréatifs à travers le comportement de jeu des enfants. Thèse de Doctorat Spécialité : urbanisme et aménagement (débutée en 2020). Grenoble : Université Grenoble Alpes, Cresson-AAU. Disponible à l’adresse : https://aau.archi.fr/theses/le-corps-de-lenfant-a-lepreuve-des-transformations-urbaines-quel-enjeu-pour-la-fermeture-des-quartiers-residentiels/

KAUFMANN, Laurence et QUERE, Louis, 2020. Les émotions collectives. Paris, Éditions de l’EHESS.

LÉOTHAUD, Isabelle, 2006. Ambiances architecturales et comportements psychomoteurs : de l’observation à l’aide à la conception, le cas de structures pédopsychiatriques. Thèse de Doctorat Spécialité : Science pour l’ingénieur – Architecture. Nantes : Université de Nantes, École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble, Cresson-AAU. Disponible à l’adresse : https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-00399049/

LEROUX, Martine et BARDYN, Jean-Luc, 2003. À l’écoute de l’hôpital. Rapport de recherche Cresson, APHP. Disponible à l’adresse : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01363909/document

LEROUX, Martine, 2016. Le silence de la vulnérabilité en institution gériatrique. Ambiances. Environnement sensible, architecture et espace urbain [en ligne]. 27 avril 2016. [Consulté le 27 septembre 2022]. DOI 10.4000/ambiances.696

SCHUMACHER, Noa, 2020. Les formes sensibles de vulnérabilité des enfants en milieu urbain. Quand l’ambiance entre en jeu. Thèse de Doctorat Spécialité : urbanisme et aménagement (débutée en 2020). Grenoble : Université Grenoble Alpes, Cresson-AAU. Disponible à l’adresse : https://aau.archi.fr/theses/les-formes-sensibles-de-vulnerabilites-des-enfants-en-milieu-urbain-quand-lambiance-entre-en-jeu/

SOUCHON, Sandrine, NOGUES, F, JIBIDAR, H, FONDOP, E, et LEZY-MATHIEU AM, 2006. L’architecture peut-elle être source de maltraitance ? Gérontologie et société, vol. 29, n°119, pp. 75-84. [Consulté le 27 septembre 2022]. DOI 10.3917/gs.119.0075

THOMAS, Rachel, 2005. Les trajectoires de l’accessibilité. Bernin : À la Croisée. 183 p.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Rachel Thomas (24 novembre 2022). Au sujet de la part sociale et culturelle des ambiances. Précautions utiles et perspectives de travail. Fabrique du sensible & mutations des espaces habités. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tlwm


Rachel Thomas

HDR, Directrice de recherche au CNRS, Directrice d'unité

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